Image mise en avant : Le Rêve de Dante , de Gabriel Rossetti (1856)
Fedeli d’Amore est le nom de la secte initiatique dont étaient membres Dante Alighieri et Guido Cavalcanti , sorte de branche de l’ Ordre des Templiers . [ 1 ]
Documentation
À ce jour, il n’existe aucune documentation directe sur l’existence de cette secte, autre que la thèse de nombreux chercheurs dont Luigi Valli qui a écrit à cet égard l’essai Le langage secret de Dante et les Fedeli d’Amore , mais aussi L’ésotérisme de Dante de René. Guénon et l’essai plus contemporain Dante ei Fedeli d’Amore de Renzo Manetti . [ 2 ] La même thèse est soutenue dans le film Le Mystère de Dante réalisé par Louis Néron .
«Et en pensant à ce qui m’était apparu, j’ai décidé de le faire entendre à beaucoup de troubadours célèbres à cette époque: et étant donné que j’avais déjà vu par moi-même l’art de dire des mots en rimes, j’ai décidé d’écrire un sonnet, dans lequel je saluerais tous les fidèles de l’Amour … »
L’érudite Adriana Mazzarella affirme que Dante était devenu le leader des Fedeli d’Amore après le départ de Guido Cavalcanti . Comme elle le déclare elle-même, il n’existe aucune information historique à ce sujet, mais cela semble transparaître entre les lignes de la Vita Nova de Dante . [ 3 ] Le langage des Fedeli d’Amore aurait été véhiculé à travers la poésie de Stilnovo .
L’historien médiéviste Franco Cardini a cependant soutenu que l’appartenance supposée de Dante à ce groupe est le résultat d’une mystification du romantisme tardif, due à une évaluation incorrecte de la contribution néoplatonicienne à la pensée chrétienne médiévale. [ 4 ]
René Guénon affirme que Francesco da Barberino et Giovanni Boccaccio faisaient partie des Fedeli d’amore. [ 5 ]
Structure interne et pensée
Dante définit « Fedeli d’Amore » dans la Vita Nova comme ceux à qui ses vers sont destinés et les seuls capables d’en comprendre le sens. Selon la récente thèse de Manetti, les Fedeli d’Amore seraient plutôt une confrérie qu’une secte, peut-être un tiers-ordre laïc affilié au Temple , dont ils avaient besoin d’être protégés contre les soupçons de l’ Inquisition . Le langage des Fedeli d’Amore et les allégories qu’ils utilisent seraient similaires à ceux des confréries initiatiques des soufis et des mystiques juifs , bien documentés historiquement. Selon Guénon, les stilnovistes eux-mêmes auraient eu des contacts avec les Templiers et les doctrines des Soufis, confréries qui enseignaient aux adeptes les techniques pour atteindre l’extase , la dissociation de l’esprit du corps pour accéder à la vision de l’ Absolu inexprimable , qui est l’itinéraire est le même que celui de la Divine Comédie . [ 2 ]
L’ordre hiérarchique interne était divisé en sept degrés de l’échelle initiatique qui correspondent aux sept planètes et aux sept arts libéraux . Les initiations avaient lieu à Pâques , période même où se déroule le conte de la Divine Comédie . [ 6 ]
Remarques
- ^ Vincenzo Schettino, Science et Art : Chimie, arts figuratifs et littérature , pag. 56 , Presses universitaires de Florence, 2014.
- ^ Aller à :a b Renzo Manetti, Dante et les fidèles de l’amour , Mauro Pagliai Editore, 2018, p. 136 , ISBN978-88-564-0380-0 . URL consultée le 11 mai 2021 .
- ^ Adriana Mazzarella, À la recherche de Béatrice. Dante et Jung , Edra, 2015, p. 30 , ISBN978-88-214-4070-0 . URL consultée le 18 janvier 2021 .
- ↑ Franco Cardini, Dante ei Fedeli d’Amore : que des fausses nouvelles , dans Avvenire , 1er décembre 2020. URL consultée le 25 mai 2023 .
- ^ René Guénon, Considérations sur l’ésotérisme chrétien et saint Bernard , Arktos, 1997, p. 81 , ISBN978-88-7049-082-4 . URL consultée le 3 août 2023 .
- ^ René Guénon, Considérations sur l’ésotérisme chrétien et saint Bernard , Arktos, 1997, p. 73 (remarque), ISBN 978-88-7049-082-4 . URL consultée le 2 août 2023 .
Liens externes
- Fedeli d’amore , dans « Encyclopédie Dantesca » . URL consultée le 18 janvier 2021 .
Isabelle Abrame Battesti
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Isabelle Battesti-Abramé, maître de conférences à l’Université de Poitiers et chercheuse au CERLIM (Paris III) a étudié tout d’abord la réécriture des sources, et les procédé narratifs en relation avec les fonctions d’autorité et d’authentification dans la Divine Comédie. Depuis quelques années, elle travaille sur l’expression littéraire des contenus doctrinaux chez Dante : l’articulation entre performance esthétique et ambition scientifique (Rime, Convivio), les arbitrages et interactions entre choix romanesques et options doctrinales (Comédie). Ses recherches portent également sur la question politique dans la Comédie : la représentation des compétences et profils fonctionnels dans le cadre de la cité, et les régimes d’historicité du poème dans leurs enjeux littéraires et politiques.
- Isabelle Abrame-Battesti, « Les Fidèles d’Amour dans la Vita Nova » [archive], Chroniques italiennes, n°1, 1/2002
- Claude Perrus, « L’Amour en personne dans la poésie du XIIIe siècle » [archive], Chroniques italiennes, n°24, 4/1990
Les Fidèles d’Amour (fedeli d’amore). est une confrérie initiatique médiévale mentionnée par Dante dans La Vita Nuova.
► LE ÇAKTISME ET LES « FIDÈLES D’AMOUR »
Il est des aspects du çaktisme hindou, particulièrement dans le domaine des évocations, qui trouvent certaines correspondances dans l’aspect interne, ésotérique, de certains mouvements européens médiévaux comme ceux des « Fidèles d’Amour » dont Dante Alighieri fit partie. Il n’est peut être pas sans intérêt de donner un bref aperçu de ces correspondances. Nous avons traité des expériences initiatiques des Fidèles d’Amour de façon plus étendue dans un autre ouvrage Métaphysique du sexe auquel nous renvoyons le lecteur.
Le rôle que joua la femme dans la littérature des chevaliers et des troubadours dans les « cours d’Amour » et dans la troupe des poètes qui furent justement appelés les Fidèles d’Amour est bien connu. Mais les histoires courantes de la littérature n’ont pas même pressenti, à cause de l’esprit académique et profane de leurs auteurs, l’ésotérisme que présentait une partie de cette matière, et qui est comme de l’eau entre les doigts. Il n’a servi de rien qu’Aroux et G.Rossettti aient attiré l’attention sur le contenu caché de bien des compositions et sur leur langage polyvalent. En Italie, un ouvrage fondamental comme celui de Luigi Valli sur Dante e il linguaggio segreto dei fedeli d’Amore, conduit avec une rigueur critique et analytique, n’existe pas plus pour les milieux officiels que s’il n’avait pas été écrit.
Le point essentiel est le suivant : il existe incontestablement des cas où les femmes dont parlait cette littérature, qu’elle a exaltées de façon diverses, ne sont pas des « sublimations », des figures allégoriques et des abstractions théologiques personnifiées ; quelque nom qu’elles aient et quelque aspect extérieur qu’elles présentent, elles ne sont qu’une seule femme, dont le sens et la fonction correspondent en général à ceux de la çakti, de la femme initiatique ou de la femme initiatrice dans le tantrisme. Là où des femmes réelles sont entrées en jeu, elles n’y sont entrées que dans la mesure où elles ont incarné cette femme conçue comme le principe d’une illumination (la « sainte sagesse »), d’une vivification transcendante, voire d’une « immortalisation » du Fidèle d’Amour, ou lui ont servi de support. La correspondance se limite toutefois à ce que nous avons appelé le plan « platonique » ou subtil de l’emploi tantrique de la femme. Il n’apparait pas qu’on soit allé au-delà dans les milieux occidentaux en question, que la femme ait servi aussi au niveau du pancatattva tantrique où l’on se serait uni à son corps çaktisé, ou on aurait évoqué et éveillé la « femme absolue » dans le corps d’une femme particulière.
La première chose à souligner, c’est que dans les aspects les plus significatifs de cette littérature, pour notre point de vue, « l’amour » a un double sens. Le premier est en rapport avec l’immortalité, avec l’élément « sans mort » ; c’est celui qu’exprime de façon explicite Jacques de Baisieux, par exemple, lorsqu’il interprète amor comme a-mors, c’est-à-dire, exactement, « sans mort », de telle sorte qu’il fait rigoureusement correspondre l’Amour à amrta, au « non mort » (ambroisie) que nous avons souvent vu revenir dans les textes hindous. Le deuxième sens se rapporte au transport que suscite la « femme » chez l’homme, transport dont on considère qu’il a des effets extatiques et qu’il conduit à l’expérience du « sans-mort », à l’obtention de la « salute » (dans « salute », salut, on peut voir l’équivalent occidental de la « libération » hindoue). Il arrive, en rapport avec le premier sens, que dans la littérature des Fidèles d’Amour, l’Amour personnifiée soit présenté avec des traits « çivaiques » ; il se sépare nettement et clairement des images doucereuses et stéréotypées des Cupidons et des Amours.
Ceci, chez Dante aussi. Non seulement Dante appelle Amour, « le glorieux sire » (Vita Nova II, 22), mais voici les mots qu’il place sur les lèvres : « Ego tamquam centrum circuli, cui simili modo se habent circumferentiae partes ; tu non sic » (ibid, I, 12). « Amour » possède donc en propre – à l’encontre de celui qui n’est qu’un homme – « la centralité », représente celui qui est central par rapport à soi-même, offre les caractères de stabilité et d’immutabilité qui sont attribués dans le tantrisme au principe çivaique par rapport çaktique. Ainsi Amour apparait à toute nature périssable et fuyante comme quelque chose qui terrifie, qui suscite l’effroi à cause précisément de sa centralité et de sa transcendance. Amour renvoie la « femme », offre la « femme » pour l’expérience initiatique mais justement comme quelque chose de dangereux, comme quelque chose qui impose presque l’épreuve de la mort car on n’a pas le choix qu’entre se réveiller et être frappé d’une façon létifère. C’est pourquoi Amour dit : « Fuis si périr te soucie » (I,15). « Amour m’apparut subitement, dit Dante (I,13) et son essence est telle que la contempler m’emplit d’horreur ». Dans une vision, Amour se présente sous les traits d’un « seigneur d’aspect terrible », qui est le maitre intérieur : « ego dominus tuus ». Dans ses bras il me semblait voir une personne dormir nue, enveloppée simplement, me parut-il, dans un voile légèrement « sanguin » ; et je sus… qu’elle était la dame du salut qui avait daigné me saluer le jour précédent. Et il me semblait qu’elle tenait dans une de ses mains une chose qui brulait entièrement ; et il me sembla qu’elle me dit ces mots : « Vide cor tuum » (Vita Nova, I, 3 ; c’est nous qui avons souligné).
Le « salut » de la femme, dans la littérature des Fidèles d’Amour, a un sens chiffré basé sur l’amphibologie des termes « salut » et « santé » [1]. Que n’espère jamais avoir pour compagne la « femme », « Béatrice », est-il dit (I,8),qui « ne mérite pas la santé », c’est-à- dire « qui ne mérite pas le salut », la libération. La femme qui « salue » est la femme qui donne le salut ou, pour mieux dire, qui suscite une crise et une expérience d’où peut jaillir le « salut ». C’est ainsi que Dante peut parler des effets du « salut », qui dépassent souvent ses forces (I,12). Mais déjà, au fond, la vision de la « femme » agit dans ce sens ; la voir est comme mourir. Dante dit à ce sujet : « j’ai posé les pieds dans cette partie de la vie au-delà de laquelle on ne peut plus avancer si on a l’intention de revenir » (I,14). Et, plus clairement encore (II, 19):
Qui est capable de soutenir sa vue deviendra chose noble ou mourra et quand elle trouve quelqu’un qui est digne de la voir, celui-là témoigne sa valeur ; Et il arrive qu’elle lui accorde la santé.
Le thème général des Fidèles d’Amour est, comme dans le çaktisme initiatique, qu’ « amour » et « femme » activent quelque chose qui dans l’homme est en puissance ou dort (cf Vita Nova II, 20-21). C’est en termes aristotéliciens, l' »intellect possible » (car il n’est pas donné ; c’est seulement une possibilité) et, en termes tantriques, l’élément çivaique, qui avant l’union avec la « femme », est inerte. Eveillé, il s’impose à tout ce qui est humain et samsârique.
Au début même de la Vita Nova (I,2) il est fait allusion à l’expérience du « contact ». Dante parle justement de l’apparition de la « glorieuse dame de mon esprit » qui « fut nommée Béatrice par beaucoup, qui ne savaient la nommer autrement » (qui ne savaient pas de quoi il s’agissait vraiment). Et c’est le moment d’une transformation de l’être humain : « En ce point, je dis vraiment que l’esprit de vie qui réside dans la chambre très secrète du cœur [c’est l’Atman, avec la même localisation que donnent les Upanishad mais conçu comme principe individuel : jivatman] commença à trembler si fortement que ses tempes battaient horriblement et, tremblant, il dit ces mots : « Ecce Deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi« . S’annonce ainsi le réveil du maître intérieur, du « seigneur du sceptre ». Et l' »esprit animal », qui équivaut ici au principe vital, s’étonne et pressent déjà la transfiguration : Apparuit jam beatitudo vestra. Enfin « l’esprit naturel » – que l’on pourrait faire correspondre à la nature samsârique – commence à pleurer, disant : « Heu miser ! Quia frequenter impeditus ero deinceps » : il voit qu’il lui reste peu de chances de diriger encore l’être humain dans le Fidèle d’Amour. Et Dante ajoute : « Dès lors je dis qu’Amour fut le maître de mon âme qui devint immédiatement son épouse ». De plus, dans le passage cité plus haut, la « femme » est mise en relation avec la « connaissance du cœur » comme quelque chose qui « brule toute entière »: centre d’un feu magique animateur. Tout cela donne un sens extrêmement profond au titre du traité de Dante : Vita Nova. Le femme nue, endormie, enveloppée seulement d’un léger voile « sanguin » pourrait cacher elle aussi une allusion importante. On pourrait la approcher de celle, enclose dans le sang, à laquelle en appelle le divya tantrique qui affirme ne pas avoir besoin d’une femme extérieure.
Comme celle des adeptes du çaktisme, l’expérience initiatique des Fidèles d’Amour et des courants occidentaux semblables s’appuie donc sur les points suivants :
- 1) l’Amour provoque une crise profonde, éveille une puissance qui « tue » presque le vivant et rend actif un principe actif un principe supérieur latent chez l’homme ;
- 2) la « femme » engendre ainsi un être nouveau, ce qui entraine une hiérarchie nouvelle de toutes les puissances de la nature humaine ; c’est l’élément supranaturel çivaique qui domine maintenant ;
- 3) c’est là la « santé » (le salut) et le début d’une nouvelle existence.
Dans quelles situations existentielles réelles tout cela a pu, dans des cas divers, être réalisé, il est naturellement difficile de le déterminer. Au fond, une sorte d’évocation et de contact sur le plan suprasensible, « subtil », a du entrer en jeu, même si, comme on l’a dit, quelque dame réelle peut avoir servi de point d’appui. Probablement, comme dans certains aspects de la pratique tantrique, on a pu aussi provoquer des situations où un désir exaspéré et rendu subtil en inhibant toute décharge matérielle a fini par se consumer lui-même en débouchant sur une expérience supérieure (ce n’est donc pas à tort qu’on a parlé du « Mystère » de l’Amour platonique au Moyen Age). Une autre correspondance, lourde de sens, mérite d’être signalée. Qu’on se souvienne de ce rituel tantrique où l’homme, tout d’abord et pour une longue période divisée en trois parties, doit passer des nuits dans la même chambre que la jeune fille qu’il a choisie comme çakti et doit dormir avec elle sans la posséder charnellement (cf. p.204). Nous avons cru reconnaitre là le degré préliminaire constitué par une « union subtile ». Or, non parmi les Fidèles d’Amour mais dans la chevalerie qui professait le culte de la « femme », l’épreuve ultime du chevalier, appelée asag, consistait à passer une nuit au lit avec la femme complètement nue sans accomplir aucun acte charnel, non pas comme une discipline de chasteté mais pour exaspérer le désir.
- Julius Evola, Le Yoga Tantrique
Notes :
- Aller↑ La mème amphibiologie existe dans le français salut et dans l’allemand Heil. Quant à ce symbolisme des Minnesänger (les Fidèles d’Amour allemands) est significatif, où Heil (la »santé ») est considéré comme le « fils » de la « femme » (de Vrovre Saelde), c’est-à-dire comme engendré par elle.
lexique:
- çiva : aspect masculin, immuable et lumineux de la métaphysique tantrique
- çakti : aspect féminin, dynamique et générateur
- pancatattva : litt. « les cinq éléments ». Nom du rituel secret de la Voie de la Main Gauche, qui comprend l’emploi de boissons énivrantes et de femmes.
Liens externes
- Historique
- Les fidèles d’Amour dans La Vita Nuova
- L’amour en personne dans la poésie du XIIIe siècle
- Novalis, Fidèle d’Amour
- Perspective
Wackenroder
L’initiation de Dante
C’est dans le chapitre XVIII de la Vita Nova, que Dante franchit cette étape cruciale. Alors qu’un groupe de jeunes filles, mené par Jeanne Primavera, lui demande pourquoi il aime Béatrice alors qu’il s’effondre à sa vue et la fuit depuis qu’elle a répondu à son salut par le dédain, Dante répond : « Mes dames, la fin de mon amour a été naguère le salut de cette dame de qui peut-être vous voulez parler, et c’est en lui que résidait ma béatitude laquelle était la fin de tous mes désirs. Mais depuis qu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur Amour, grâces lui soient rendues, a placé toute ma béatitude en ce qui ne me peut m’être ôté ». Jeanne et ses amies se concertent et finalement lui demandent de préciser d’où il tire cette béatitude. Dante réplique, avec son orgueil habituel et le plus naturellement du monde : « Dans les paroles qui louent ma dame ». Mais Jeanne lui dit : « Si cela était vrai, les vers en lesquels tu as dépeints ton état, tu les aurais tournés d’une toute autre manière ». Alors Dante repart, dépité, demeurant plusieurs jours anxieux et excité jusqu’à trouver, dans le chant suivant, les vers qui feront trembler les gens d’amour…
Les fidèles d’amour et l’ordre du Temple
L’Ordre des Fidèles d’Amour est une société secrète de gens de lettres à laquelle appartenait Dante et au sein de laquelle Guido Cavalcanti apparaissait comme un maître. Il se situe à l’intersection creusée de deux cultures : l’une, provençale, est la longue lignée des troubadours et trouvères que Cavalcanti et Dante achèvent ou parachèvent ; l’autre, qui la macule d’une mystique nouvelle, est celle des soufis. La poésie des soufis a rencontré l’Occident à travers les croisades. Dans la quête des chevaliers chrétiens appartenant à l’Ordre du Temple, un écho a retenti, et derrière l’hostilité historique apparente, une rencontre invisible porta la parole d’Ibn’ Arabi, comme la pensée d’Averroès, et le caractère des âshiq, à l’Occident. Les Fidèles d’Amour sont apparus aux yeux de soufis ultérieurs comme une variante inattendue et florentine des Shadhiliyya quant à la voie privilégiée (mêlant amour et poésie) et jusqu’au symbolisme commun des systèmes (tournant – c’est le cas de le dire – autour du mystérieux nombre neuf).
Initiation
L’initiation des Fidèles d’Amour commençait avant leur entrée dans cette petite société : il s’agissait de l’expérience amoureuse elle-même, vécue alors comme une mystique à part entière, abolissant éventuellement, invisiblement, la chrétienne. « L’amour est une religion dont le dieu est faillible » dira avec élégance Borges. Tomber amoureux (et si possible d’une jolie jeune fille, d’une « jouvencelle ») était la clé qui ouvrait la porte énigmatique du cœur. Des troubadours jusqu’aux Beatles, l’amour, à chaque fois qu’il s’agira de le consacrer dans l’idiome naturel, dans la scansion produite par un langage familier qui se rend étranger à lui-même à mesure qu’il avance dans l’amour, pourra porter ce double sens : celui d’une sacralisation de l’immanence comme d’une destitution des privilèges de la transcendance. L’autre monde est dans ce monde, vécu comme un miroir à double sens, et c’est l’amour qui est la clé du voyage, l’amour qui permet de raccrocher le temps qui bifurque dans les deux sens et de matérialiser l’Aïon dans un corps. La deuxième étape était d’échouer dans son entreprise galante, en vue de conserver la tension érotique sans la satisfaire (proche en cela de l’extase masochiste ou des pratiques taoïstes). La troisième commençait avec la familiarité à la poésie, l’acquisition d’une pratique langagière qui se calque sur le sentiment amoureux : un style passionnel qui fasse prélude au sens de la vie.
Comme on peut aisément le comprendre, la moitié des adolescents (garçons et filles) de l’histoire de l’humanité ont les prétentions suffisantes à devenir des Fidèles d’Amour. A la différence du Paradis chrétien (que Dante visitera), beaucoup d’élus. Mais c’est lorsque la poésie rentre en jeu que la plupart des élus manquent à l’appel et se retirent. Car la poésie, telle qu’elle est pratiquée par Dante Alighieri, Cino da Pistoia, Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi ou Guido Cavalcanti, demande un effort intellectuel, une rigueur théorique qui va de pair avec l’invention d’un style où faire couler la pensée. La recherche est celle d’une perfection formelle où sens et son arrivent à leur apogée, le tour, à la fois mystérieux et magique, où mélopée, phanopée et logopée atteignent, dans une parole douce et à voix basse, leur acmé. (…)
En 1318, Dante termine la Divine Comédie où il fait allusion à plusieurs reprises aux Templiers, à leur martyr et à leur résurgence. Par exemple, dans le Paradis (Chant XXX), Béatrice, dans l’Empyrée, est entourée et protégée par « une assemblée de blancs manteaux » qui ne sont autres que les chevaliers du Temple, reconnaissables à leur prestigieux manteau blanc frappé d’une croix pattée rouge sur l’épaule. Toujours dans les ultimes cercles du Paradis, si Dante choisit Saint Bernard comme guide (Chant XXXII), c’est en raison des rapports étroits de l’abbé de Clairvaux avec l’Ordre du Temple ; en effet, c’est en 1128, dix ans environ après sa fondation, que cet Ordre reçut sa règle au concile de Troyes, et c’est Bernard qui, en qualité de secrétaire du concile, fut chargé de la rédiger – il n’en acheva la rédaction définitive qu’en 1131 , St Bernard commenta ensuite cette règle dans le traité De laude novae militiae, où il exposa en termes d’une magnifique éloquence la mission et l’idéal de la chevalerie chrétienne, de ce qu’il appelait la « milice de Dieu », termes que l’on retrouve souvent dans les écrits des Fidèles d’Amour, dont Dante était un membre éminent. Dans le Purgatoire (Chant XXVII), Dante se souvient avoir assisté au supplice de Jacques de Molay et de Geoffroy de Charnay sur le bûcher, le 18 mars 1314, à Paris : « Je tendis en avant les mains jointes, et m’allongeai, regardant le feu, et vivement me représentant les corps humains que déjà j’avais vu brûler ». Ces deux hauts dignitaires de l’Ordre du Temple, arrêtés sur l’ordre du roi Philippe le Bel, furent injustement accusés d’hérésie par l’Inquisition du pape Clément V. Tout comme les Templiers qui virent en ce pape l’Antéchrist, Dante lui assigna une place dans son Enfer (Chant XIX) : « Viendra du couchant un pasteur sans loi [ ] Il sera un nouveau Jason duquel parlent les Machabées, et comme à celui-là flexible fut son roi, à celui-ci le sera le roi qui régit la France ». En rappelant le passage biblique du deuxième livre des Macchabées (4:7-9) où il est expliqué comment Jason usurpa le pontificat en versant une forte somme d’argent au roi Antiochus, Dante fait clairement allusion à la manière dont Clément V parvint à la papauté, en signant un pacte simoniaque avec le roi de France, Philippe le Bel ; roi qu’il compare à Pilate dans son Purgatoire (Chant XX) : « Je vois le nouveau Pilate si cruel que cela ne le rassasie, mais sans décret il pousse dans le Temple ses voiles cupides ».
En parsemant leurs œuvres de symboles ésotériques, Dante et les Fidèles d’Amour n’ont cessé de rappeler leur filiation avec l’esprit chevaleresque de l’Ordre du Temple qui avait placé sa solution sous le signe de l’ésotérisme, lequel lui aurait permis d’avoir avec les musulmans des relations pacifiques. Par exemple, Dante se sert souvent du chiffre 9 comme chiffre sacré, symbolisme de la trinité : esprit, âme, corps, chacun ayant 3 aspects et 3 principes. Ce chiffre, également très symbolique pour les Templiers, rappelle les 9 fondateurs traditionnels de l’Ordre, ainsi que les 9 provinces du Temple d’Occident.
Enfin, estimant les pouvoirs du Pape et de l’Empereur tout aussi indignes, Dante a toujours rêvé d’établir un troisième pouvoir en Italie, celui de la Chevalerie, pris dans son sens le plus spirituel. En ce sens, il fut un courageux et vrai templier, et son appartenance à la Fede Santa et aux Fidèles d’Amour en est la meilleure preuve : Cette Fede santa, dont Dante était Kadosch, c’était la foi des Fedeli d’Amore, et avant eux, celle des Templiers :