Un art Majeur
Par Gisèle Lambert, conservatrice en chef honoraire au département des Estampes et de la Photographie.
Histoire de la vie du Christ : Le Jugement dernier Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
- Date
Vers 1585-1590. Date du marché pour la tapisserie : 1584
- Auteur(es)
Henri ( Lerambert, 1550-1609). Dessinateur.
- Description technique
Vingt-huit dessins préparatoires pour une tenture tissée de l’église Saint-Merri, reliés en album en 1644, restaurés et conservés isolément en 2002.
Lavis brun, gris bleuté, rehauts de blanc. Mis au carreau. Essai de couleur dans les marges. Indication d’échelle. Contours repassés.
Rajout d’une bande de papier beige à droite et à gauche. 365 x 662 mm. - Provenance
BnF, département des Estampes et de la Photographie, RESERVE AD-104-FT 4
Les marguilliers de l’église Saint-Merri commandèrent à Maurice Dubout, tapissier de haute lisse, une tenture en douze pièces de la vie du Christ. En 1594, Henri IV la vit. Il n’en subsiste actuellement que deux fragments, l’un conservé au musée de Cluny, une tête de saint Paul, l’autre aux Gobelins, la tête du Christ et de six apôtres, de La Résurrection de Lazare. Dans le recueil, vingt-sept dessins ont été reliés au lieu des douze prévus pour la tenture. Il est probable que leur nombre ait facilité le choix des commanditaires. La plupart des dessins ont été mis au carreau pour être reportés sur les cartons. Ils portent des indications d’échelle et des essais de lavis dans les marges. Ils ont été utilisés comme instruments de travail, les contours ont été parfois repassés, et des empreintes digitales, des taches, se distinguent sur les bords. Des bandes de papier d’aspects différents ont été collées pour agrandir certaines feuilles. Ces marques font de ces œuvres des témoignages très significatifs de l’activité d’un atelier. Ils ont été attribués à Lerambert par plusieurs historiens. Cependant ils ne semblent pas de la même main et, de plus, sont de qualité inégale. Deux techniques ont été utilisées, la sanguine et le lavis, ce dernier de couleurs variées, brun, bleu, mauve avec des rehauts de blanc. Peut-être ces dessins ont-ils été réalisés en plusieurs séries. Ils retracent, en vingt-six scènes, la vie du Christ. Le dernier dessin, Saint Paul devant un proconsul, n’appartient pas à la suite. Les principales sources bibliques du Jugement dernier sont dans l’Ancien Testament le livre du prophète Daniel (12) : « Beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle. » Et dans le Nouveau Testament, l’évangile de Matthieu (25, 31-46) : » Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme […]. Et il enverra ses anges avec la grande trompette ; et des quatre vents, d’une extrémité de la terre à l’autre, il rassemblera ses élus. ». Et l’Apocalypse (20, 11-12) : « Puis je vis un trône blanc, très grand, et Celui qui siège dessus […] ; alors les morts furent jugés d’après le contenu des livres, chacun selon ses œuvres. » La composition, conforme à celle que l’on retrouve dans l’iconographie du Jugement dernier dès le tournant du VIIIe au IXe siècle, s’organise sur deux registres superposés horizontaux. Le registre supérieur rassemble le Christ-Juge et la Vierge à ses côtés, sur un trône de nuées ainsi que ses apôtres, les patriarches et les saints. Quelques attributs permettent d’identifier à la droite du Christ : saint Pierre tenant les clefs de l’église, saint Paul, une épée, saint Sébastien, une flèche, saint Philippe, l’arbre de la croix, Moïse, les Tables de la Loi, sainte Catherine, la roue de son supplice ; à la gauche du Christ : saint Jean ouvrant son livre, saint André portant sa croix. Sortant des nuées, des angelots sonnent des trompettes, appel qui réveille les morts. Le registre inférieur s’étend en profondeur et s’articule de part et d’autre d’un axe central constitué par le démon au premier plan, et l’archange Michel pesant les âmes au second plan, pour séparer les damnés des élus. À gauche, s’accomplit la résurrection des morts qu’un ange aident à sortir de leur sépulcre, nus ou encore enveloppés dans leur linceul, et à droite, la condamnation des damnés précipités dans les flammes de l’enfer par les démons. Au loin, guidés par les anges, les élus se dirigent en procession vers la Jérusalem céleste. Le dessin, peut-être d’une autre main, en diffère par la miniaturisation des personnages, à l’apparence frêle, aux membres grêles. L’ange, au premier plan, silhouette gracieuse, élégante, aux ailes en arabesques, se retrouve dans d’autres dessins du recueil, dont le style est semblable à celui-ci. Les contours, qui ont été repassés, ne permettent pas d’apprécier pleinement les qualités de l’artiste.
Au 16e siècle, l’art est le moyen par lequel s’expriment la culture et l’imaginaire d’une société puissante et raffinée. Pour concrétiser les désirs de ces commanditaires, laïcs ou religieux, tout artiste commence par utiliser des moyens qui semblent infimes : la ligne, la lumière, l’ombre, que la main trace sur le papier au moyen d’une plume, d’un crayon, ou parfois, de lavis colorés. Les humbles outils du dessin.
Le père des trois arts
L’Histoire de la reine Artémise | Bibliothèque nationale de France
Pour percevoir l’importance du dessin à la Renaissance et sa signification, la lecture de l’ouvrage de Giorgio Vasari, artiste, collectionneur et historien, les Vite de’piu eccellenti Pittori, Scultori ed Architettori édité en 1550, puis une seconde fois en 1568, est riche d’enseignement. Vasari écrit au sujet du dessin qu’il qualifie de « père de nos trois arts » : « Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures […]. De cette appréhension se forme un concept, une raison engendrée dans l’esprit par l’objet, dont l’expression manuelle se nomme dessin ». Et plus loin : « Celui qui maîtrise la ligne atteindra la perfection en chacun de ces arts […] ». Pour Vasari, le dessin sert de lien entre les trois arts majeurs, et c’est par lui que l’artiste visualise une idée. Le terme italien disegno qui signifie à la fois dessin et projet, ne se traduit en français que par dessin. Dans ce sens, le terme français correspondant serait plutôt dessein. La langue anglaise, plus précise ici, utilise deux termes différents, drawing et design.
Le Christ mort soutenu par deux anges | Bibliothèque nationale de France
Une floraison de traités et d’académies
Au 16e siècle, de nombreux traités didactiques furent publiés, réunissant les règles et les principes du dessin, et des académies où se pratiquaient l’étude du modèle s’ouvrirent. Les plus connues furent celles de Baccio Bandinelli à Rome vers 1530, à Florence vers 1550, puis l’Accademia del Disegno fondée par Cosme de Médicis et présidée par Vasari, destinée à la formation des artistes et à la réforme de l’enseignement de l’art centré sur le dessin. Plus tard, en 1593, Federico Zuccaro, peintre et théoricien, présida l’Accademia di San Luca à Rome, et fut membre de l’Accademia Insesato à Pérouse et de l’Innominata à Parme. Il essaya de fonder d’autres académies à Venise et ailleurs, tant il croyait à l’enseignement du dessin surtout d’après le modèle vivant (dal naturale) et les copies de moulages. Il écrivit quelques traités dans lesquels il met l’accent sur l’ambivalence du dessin, ses deux pôles, interne et externe : l’idée et la technique. Il prônait ce mode d’expression tel qu’il était pratiqué par Raphaël et ses contemporains, simple et sans affectation, donc éloigné de la stylisation presque « abstraite » du dessin maniériste. En Hollande, à Haarlem, en 1583, Karel Van Mandel établit également une académie pour favoriser la pratique de cet art d’après le modèle vivant.
L’effervescence des ateliers
L’époque connut une floraison de dessins très divers, témoins de l’importance accordée à cet art et à l’effervescence qui régnait dans les ateliers et sur les chantiers. Matérialisé d’abord sur le papier, livré à des mutations ultérieures dans divers ateliers (tapisserie, peinture, orfèvrerie, vitrail), le dessin était souvent aussi exercice d’apprentissage, ou encore œuvre d’art autonome tels le Moulin aux saules de Dürer ou les portraits de Clouet. Il fascinait par sa qualité originelle, par la naissance de la forme qui invite à frôler le mystère de la création et par son langage universel.
Une diversité de pratiques
Cependant pour fixer sur une feuille son inspiration avec le plus de spontanéité, d’aisance, l’artiste devait se libérer de toute contrainte visuelle et manuelle, en fait, dessiner de mémoire. Pour y arriver, une grande pratique était préconisée.
Le studio, étude directe basée sur l’observation de la nature, du modèle vivant ou de motifs inanimés (reliefs antiques, sculptures, moulages, peintures et dessins des grands maîtres) se révélait indispensable.
Trois têtes d’enfants | Bibliothèque nationale de France
Des matériaux variés étaient à la disposition de l’artiste qui pouvait s’exercer à divers procédés ou choisir ceux qui s’adaptaient le mieux au rendu de son projet : subtil tracé à la pierre noire, à la plume, à la sanguine, souligné de hachures, d’estompe, ou effets plus picturaux de la grisaille, du camaïeu, de l’aquarelle, du lavis brun, sépia, gris, rose, mauve, bleu, vert, jaune, de rehauts de gouache ou de craie, techniques mêlées parfois, papier de couleur préparé au lavis. Ainsi, le papier bleu vénitien (carta azzurra), coloré dans la fibre, accentuait la plasticité et la luminosité lorsqu’il était utilisé pour des dessins en noir rehaussé de blanc opaque. Le dessin sur papier avec un fond de couleur unie, souvent noir, se pratiquait fréquemment en Allemagne ; le camaïeu, qui était apparu dans les pays germaniques, avait été adopté par les Italiens, quant aux lavis roses et mauves, ils furent très en faveur dans le milieu bellifontain.
Moïse et les filles de Jéthro au puits | Bibliothèque nationale de France
Artistes et commanditaires
Le plus souvent lorsqu’une œuvre d’art était entreprise, l’association de l’artiste et du commanditaire était habituelle.
Le commanditaire propose le thème
Un érudit humaniste proposait le thème du décor d’un palais, d’une manifestation artistique, d’une tenture, etc. Il élborait le programme, écrivait les textes, choisissait l’iconographie et, parfois, même la composition de chaque dessin. Ainsi en est-il du projet de la tenture L’Histoire de la reine Artémise, dont les dessins furent commandés par Nicolas Houel, un érudit et poète, à Antoine Caron selon un document d’archives. Les compositions illustrant le texte écrit par le mécène sont accompagnées de sonnets.
L’artiste interprète
L’artiste interprétait le thème choisi par le commanditaire, l’invenzione, en réalisant selon l’ampleur du projet, son inspiration et sa méthode de travail, plus ou moins d’essais, d’études directes, de recherches sur des détails, de variations sur le même sujet. Le projet initial était rarement modifié même si l’artiste disparaissait. Ainsi Federico Zuccaro acheva-t-il la fresque de la coupole du Dôme de Florence imaginée et commencée par Vasari en ne modifiant que des détails.
La composition à l’état de projet très élaboré était soumise au commanditaire. Il s’agissait de l’œuvre définitive en réduction, le modello, qui, mis au carreau, pouvait être agrandi. C’est alors que le contrat était établi.
Des témoignages précieux
Cette démarche est à l’origine d’un grand nombre de dessins très achevés conservés, qui sont parfois les seuls témoins de grands cycles décoratifs détruits, ou de décors événementiels éphémères : fêtes, entrées triomphales, cérémonies religieuses. À Fontainebleau où le dessin était à la base de toutes les expressions artistiques, fresque, peinture, sculpture, tapisserie, orfèvrerie, mascarade, costume, estampe, les œuvres graphiques ont permis aux historiens de reconstituer, ou tout au moins d’imaginer, les compositions disparues tel le décor de la célèbre galerie d’Ulysse.
Le dessin, un art méconnu
Difficultés de l’inventaire
Les inventaires de plusieurs collections et les catalogues de dessins de très nombreux artistes restent à faire. La plupart des dessins, compte tenu de leur utilisation comme instruments de travail dans les ateliers, ne sont pas signés, et lorsqu’ils comportent un nom d’artiste, il est le plus souvent écrit par un collectionneur ou un marchand. Les longues recherches nécessaires pour identifier les auteurs, les projets, les thèmes parfois, la provenance des œuvres, leur localisation sont autant d’obstacles qui retardent considérablement les recherches. S’y ajoutent la conservation des dessins souvent collés sur un support qui ne permet pas de découvrir les éventuels filigranes, marques de collections, signatures, annotations, esquisses qui constituent de précieuses informations.
Prolifération des copies
Le travail dans les ateliers où les artistes avaient été souvent formés par un même maître, et s’activaient sous son influence, est également une cause de confusion. L’exécution nécessitait parfois des copies des dessins du maître pour disposer de plusieurs modèles. De plus, les apprentis s’exerçaient aussi en copiant des œuvres. Les grands décors ornementaux, les cycles peints, les entrées royales exigeaient de nombreuses études préparatoires. Un seul artiste pouvait reproduire les compositions de plusieurs maîtres afin de rendre plus homogène un ensemble de dessins pour une création monumentale. Peut-être en est-il ainsi pour les tentures d’Artémise ou celles de Saint-Merri. Lorsqu’il s’agissait de portraits de cour, les nécessités diplomatiques ou les demandes des amateurs avaient pour conséquences l’exécution de copies parfois par l’auteur même du portrait.
Manipulations sans ménagement
Beaucoup de dessins, étant considérés comme des instruments de travail, de recherches et non pas comme des œuvres destinées à être conservées, étaient manipulés sans ménagement. Ils pouvaient être mis au carreau pour être reproduits à une autre échelle ou reportés sur un autre support : toile, carton de tapisserie, cuivre, etc. Certains présentent des contours repassés pour être calqués, ou piqués à l’aide d’une pointe afin d’être reportés sur un autre support, ce qui nuit à leur qualité originelle, et fait naître parfois un doute sur l’originalité de l’œuvre.
Des essais de couleurs, des annotations, des indications d’échelle se remarquent fréquemment. Des retouches à la plume, au lavis, des rehauts réalisés à une autre époque, parfois pour rafraîchir le dessin, pour le transformer au goût du jour, se devinent. Dans certaines suites, les dessins présentent des étapes différentes de préparation, ainsi pour quelques-uns, la mise au carreau est achevée, pour d’autres, elle n’est pas commencée mais il est possible qu’une copie de l’œuvre mise au carreau ait existé.
L’engouement tardif des amateurs
Bien que, dès le 16e siècle, la notion de collection apparaisse, puisque Giorgio Vasari constitua la première collection de dessins connue, et que certains artistes conservaient les dessins ou en échangeaient, l’hésitation des collectionneurs devant ces œuvres difficiles à définir, considérées, longtemps, davantage comme des documents, explique l’engouement tardif des amateurs et les travaux très récents sur les collections publiques d’art graphique. Ainsi la première exposition de dessins florentins maniéristes conservés au musée du Louvre ne date que de 1964. Les dessins du 16e au 18e siècle conservés au Cabinet des estampes n’ont jamais été étudiés excepté un ensemble des écoles du Nord en 1936, certains portraits au crayon et quelques œuvres empruntées lors d’expositions.