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Les pouvoirs cachés de la monnaie
René Guénon et la Monnaie
Arrivé à ce point de notre exposé, il ne sera peut-être pas inutile de nous en écarter quelque peu, du moins en apparence, pour donner, ne fût-ce qu’assez sommairement, quelques indications sur une question qui peut sembler ne se rapporter qu’à un fait d’un genre très particulier, mais qui constitue un exemple frappant des résultats de la conception de la « vie ordinaire », en même temps qu’une excellente « illustration » de la façon dont celle-ci est liée au point de vue exclusivement quantitatif et qui, par ce dernier côté surtout, se rattache en réalité très directement à notre sujet. La question dont il s’agit est celle de la monnaie, et assurément, si l’on s’en tient au simple point de vue « économique » tel qu’on l’entend aujourd’hui, il semble bien que celle-ci soit quelque chose qui appartient aussi complètement que possible au « règne de la quantité » ; c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle joue, dans la société moderne, le rôle prépondérant que l’on ne connaît que trop et sur lequel il serait évidemment superflu d’insister ; mais la vérité est que le point de vue « économique » lui-même, et la conception exclusivement quantitative de la monnaie qui lui est inhérente, ne sont que le produit d’une dégénérescence somme toute assez récente, et que la monnaie a eu à son origine et a conservé pendant longtemps un caractère tout différent et une valeur proprement qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos contemporains.
Il est une remarque qu’il est bien facile de faire, pour peu qu’on ait seulement « des yeux pour voir » : c’est que les monnaies anciennes sont littéralement couvertes de symboles traditionnels, pris même souvent parmi ceux qui présentent un sens plus particulièrement profond ; c’est ainsi qu’on a remarqué notamment que chez les Celtes, les symboles figurant sur les monnaies ne peuvent s’expliquer que si on les rapporte à des connaissances doctrinales qui étaient propres aux Druides, ce qui implique d’ailleurs une intervention directe de ceux-ci dans ce domaine ; et, bien entendu, ce qui est vrai sous ce rapport pour les Celtes l’est également pour les autres peuples de l’antiquité, en tenant compte naturellement des modalités propres de leurs organisations traditionnelles respectives. Cela s’accorde très exactement avec l’inexistence du point de vue profane dans les civilisations strictement traditionnelles : la monnaie, là où elle existait, ne pouvait elle-même pas être la chose profane qu’elle est devenue plus tard; et si elle l’avait été, comment s’expliquerait ici l’intervention d’une autorité spirituelle qui évidemment n’aurait rien eu à y voir, et comment aussi pourrait-on comprendre que diverses traditions parlent de la monnaie comme de quelque chose qui est véritablement chargé d’une « influence spirituelle », dont l’action pouvait effectivement s’exercer par le moyen des symboles qui en constituaient le « support » normal ? Ajoutons que, jusqu’en des temps très récents, on pouvait encore trouver un dernier vestige de cette notion dans des devises de caractère religieux, qui n’avaient assurément plus de valeur proprement symbolique, mais qui étaient du moins comme un rappel de l’idée traditionnelle désormais plus ou moins incomprise; mais après avoir été, en certains pays, reléguées autour de la « tranche » des monnaies, ces devises mêmes ont fini par disparaître complètement, et, en effet, elles n’avaient aucune raison d’être dès lors que la monnaie ne représentait plus rien d’autre qu’un signe d’ordre uniquement « matériel » et quantitatif.
Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie, sous quelque forme qu’il se soit exercé, n’est d’ailleurs pas un fait limité exclusivement à l’antiquité, et sans sortir du monde occidental il y a bien des indices qui montrent qu’il a dû s’y perpétuer jusque vers la fin du moyen âge, c’est-à-dire tant que ce monde a possédé une civilisation traditionnelle. On ne pourrait en effet s’expliquer autrement que certains souverains, à cette époque, aient été accusés d’avoir « altéré les monnaies » ; si leurs contemporains leur en firent un crime, il faut conclure de là qu’ils n’avaient pas la libre disposition du titre de la monnaie et que, en le changeant de leur propre initiative, ils dépassaient les droits reconnus au pouvoir temporel (1). Dans tout autre cas, une telle accusation aurait été évidemment dépourvue de sens ; le titre de la monnaie n’aurait d’ailleurs eu alors qu’une importance toute conventionnelle et, en somme, peu aurait importé qu’elle fût constituée par un métal quelconque et variable, ou même remplacée par un simple papier comme elle l’est en grande partie de nos jours, car cela n’aurait pas empêché qu’on pût continuer à en faire exactement le même usage « matériel ». Il fallait donc qu’il y eût là quelque chose d’un autre ordre, et nous pouvons dire d’un ordre supérieur, car ce n’est que par là que cette altération pouvait revêtir un caractère de si exceptionnelle gravité qu’elle allait jusqu’à compromettre la stabilité même de la puissance royale parce que, en agissant ainsi, celle-ci usurpait les prérogatives de l’autorité spirituelle qui est, en définitive, l’unique source authentique de toute légitimité ; et c’est ainsi que ces faits, que les historiens profanes ne semblent guère comprendre, concourent encore à indiquer très nettement que la question de la monnaie avait, au moyen âge aussi bien que dans l’antiquité, des aspects tout à fait ignorés des modernes.
(1) Voir Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 111, où nous nous sommes référé plus spécialement au cas de Philippe le Bel, et où nous avons suggéré la possibilité d’un rapport assez étroit entre la destruction de l’Ordre du Temple et l’altération des monnaies, ce qui se comprendrait sans peine si l’on admettait, comme au moins très vraisemblable, que l’Ordre du Temple avait alors, entre autres fonctions, celle d’exercer le contrôle spirituel dans ce domaine ; nous n’y insisterons pas davantage, mais nous rappellerons que c’est précisément à ce moment que nous estimons pouvoir faire remonter les débuts de la déviation moderne proprement dite.
Il est donc arrivé là ce qui est arrivé généralement pour toutes les choses qui jouent, à un titre ou à un autre, un rôle dans l’existence humaine : ces choses ont été dépouillées peu à peu de tout caractère « sacré » ou traditionnel, et c’est ainsi que cette existence même, dans son ensemble, est devenue toute profane et s’est trouvée finalement réduite à la basse médiocrité de la « vie ordinaire » telle qu’elle se présente aujourd’hui. En même temps, l’exemple de la monnaie montre bien que cette « profanisation », s’il est permis d’employer un tel néologisme, s’opère principalement par la réduction des choses à leur seul aspect quantitatif ; en fait, on a fini par ne plus même pouvoir concevoir que la monnaie soit autre chose que la représentation d’une quantité pure et simple ; mais si ce cas est particulièrement net à cet égard, parce qu’il est en quelque sorte poussé jusqu’à l’extrême exagération, il est bien loin d’être le seul où une telle réduction apparaisse comme contribuant à enfermer l’existence dans l’horizon borné du point de vue profane. Ce que nous avons dit du caractère quantitatif par excellence de l’industrie moderne et de tout ce qui s’y rapporte permet de le comprendre suffisamment : en entourant constamment l’homme des produits de cette industrie, en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples « curiosités » n’ayant aucun rapport avec les circonstances « réelles » de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s’enfermer dans le cercle étroit de la « vie ordinaire » comme dans une prison sans issue. Dans une civilisation traditionnelle, au contraire, chaque objet, en même temps qu’il était aussi parfaitement approprié que possible à l’usage auquel il était immédiatement destiné, était fait de telle façon qu’il pouvait à chaque instant, et du fait même qu’on en faisait réellement usage (au lieu de le traiter en quelque sorte comme une chose morte ainsi que le font les modernes pour tout ce qu’ils considèrent comme des « œuvres d’art »), servir de « support » de méditation reliant l’individu à quelque chose d’autre que la simple modalité corporelle, et aidant ainsi chacun à s’élever à un état supérieur selon la mesure de ses capacités (2) ; quel abîme entre ces deux conceptions de l’existence humaine !
(2) On pourra, sur ce sujet, consulter de nombreuses études de A. K. Coomaraswamy, qui l’a abondamment développé et « illustré » sous toutes ses faces et avec toutes les précisions nécessaires.
Cette dégénérescence qualitative de toutes choses est d’ailleurs étroitement liée à celle de la monnaie, comme le montre le fait qu’on en est arrivé à n’« estimer » couramment un objet que par son prix, considéré uniquement comme un « chiffre », une « somme » ou une quantité numérique de monnaie ; en fait, chez la plupart de nos contemporains, tout jugement porté sur un objet se base presque toujours exclusivement sur ce qu’il coûte. Nous avons souligné le mot « estimer », en raison de ce qu’il a en lui-même un double sens qualitatif et quantitatif; aujourd’hui, on a perdu de vue le premier sens ou, ce qui revient au même, on a trouvé moyen de le réduire au second, et c’est ainsi que non seulement on « estime » un objet d’après son prix, mais aussi un homme d’après sa richesse (3). La même chose est arrivée aussi, tout naturellement, pour le mot « valeur » et, remarquons-le en passant, c’est là-dessus que se fonde le curieux abus qu’en font certains philosophes récents, qui ont même été jusqu’à inventer, pour caractériser leurs théories, l’expression de « philosophie des valeurs » ; au fond de leur pensée, il y a l’idée que toute chose, à quelque ordre qu’elle se rapporte, est susceptible d’être conçue quantitativement et exprimée numériquement ; et le « moralisme », qui est d’autre part leur préoccupation dominante, se trouve par là associé directement au point de vue quantitatif (4). Ces exemples montrent aussi qu’il y a une véritable dégénérescence du langage, accompagnant ou suivant inévitablement celle de toutes choses; en effet, dans un monde où l’on s’efforce de tout réduire à la quantité, il faut évidemment se servir d’un langage qui lui-même n’évoque plus que des idées purement quantitatives.
(3) Les Américains sont allés si loin en ce sens qu’ils disent communément qu’un homme « vaut » telle somme, voulant indiquer par là le chiffre auquel s’élève sa fortune; ils disent aussi, non pas qu’un homme réussit dans ses affaires, mais qu’il « est un succès », ce qui revient à identifier complètement l’individu à ses gains matériels !
(4) Cette association n’est d’ailleurs pas une chose entièrement nouvelle, car elle remonte en fait jusqu’à l’« arithmétique morale » de Bentham, qui date de la fin du XVIIIe siècle.
Pour en revenir plus spécialement à la question de la monnaie, nous devons encore ajouter qu’il s’est produit à cet égard un phénomène qui est bien digne de remarque: c’est que, depuis que la monnaie a perdu toute garantie d’ordre supérieur, elle a vu sa valeur quantitative elle-même, ou ce que le jargon des « économistes » appelle son « pouvoir d’achat », aller sans cesse en diminuant, si bien qu’on peut concevoir que, à une limite dont on s’approche de plus en plus, elle aura perdu toute raison d’être, même simplement « pratique » ou « matérielle », et elle devra disparaître comme d’elle-même de l’existence humaine. On conviendra qu’il y a là un étrange retour des choses, qui se comprend d’ailleurs sans peine par ce que nous avons exposé précédemment : la quantité pure étant proprement au-dessous de toute existence, on ne peut, quand on pousse la réduction à l’extrême comme dans le cas de la monnaie (plus frappant que tout autre parce qu’on y est déjà presque arrivé à la limite), aboutir qu’à une véritable dissolution. Cela peut déjà servir à montrer que, comme nous le disions plus haut, la sécurité de la « vie ordinaire » est en réalité quelque chose de bien précaire, et nous verrons aussi par la suite qu’elle l’est encore à beaucoup d’autres égards; mais la conclusion qui s’en dégagera sera toujours la même en définitive : le terme réel de la tendance qui entraîne les hommes et les choses vers la quantité pure ne peut être que la dissolution finale du monde actuel.
(René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chap. XVI : La dégénérescence de la monnaie).
Petite Bibliographie
https://www.christianismeaujourdhui.info/quand-largent-devient-un-domaine-spirituel/
Jésus dit : « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Luc 16, 13). Ne limitons pas les propos de Jésus à une avidité excessive, mais comprenons bien qu’il nous met en garde contre la mainmise de Satan sur notre âme.
Attachement à l’argent, attachement au diable ?
Aujourd’hui, grâce à l’influence que la Bible a eue sur toutes les nations, le rôle de l’argent reste confiné à une sphère purement économique. Mais au commencement, le diable avait donné au commerce un aspect spirituel : utiliser l’argent était un acte d’attachement à un dieu au-delà d’être un acte financier. Nous le lisons dans l’histoire de Satan, illustrée par la figure du roi de Tyr : « Par la grandeur de ton commerce, tu as été rempli de violence et tu as péché » (Ez. 28, 16).
Au temps de Jésus, le diable avait encore tenté d’imposer son commerce inique dans le temple. L’un des exemples qui illustre cette dimension spirituelle est la force du serment dans lequel on s’engageait si on jurait sur l’or du temple. C’est pourquoi Jésus en chassera tous les vendeurs.
Dans les temps de la fin, la monnaie reprendra petit à petit sa dimension spirituelle ; un échange commercial ne pourra pas être dissocié d’un attachement au diable, car il est écrit : « Et (la Bête) fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la Bête ou le nombre de son nom » (Apoc. 13, 16-17).
La nature des lois a changé
Le commerce inique du diable a reculé. Mais des indices nous montrent un retour au contrôle du monde par l’argent. Les lois qui ont régi les empires européens christianisés jusqu’au 18e siècle étaient basées sur l’état d’esprit biblique : elles prescrivaient le « vivre-ensemble » en protégeant le faible et en encadrant le fort. Or depuis l’expansion de l’empire anglo-saxon, la nature profonde des lois a changé. Ainsi, de nos jours, nos lois régissent surtout les échanges économiques et financiers. Par exemple, si je tue quelqu’un en voiture, la question se portera principalement sur les indemnités.
Avec ces années de covid, on voit émerger timidement d’autres commerces iniques : en Italie, le versement du Revenu de solidarité active (RSA) sera bientôt réservé aux détenteurs du pass sanitaire. L’exemple le plus abouti est le crédit social chinois, qui peut croître par la dénonciation de chrétiens. J’affirme que ce pass de la honte est un état embryonnaire de ce qui est décrit dans l’Apocalypse. Non, ce n’est pas (encore) la marque de la Bête mais dans le principe, ça y ressemble fort.
Je ne sais pas ce que les mois à venir nous réservent concrètement mais je suis sûr que le rapport à l’argent sera de plus en plus lié à des contraintes légales, à l’obligation d’être attaché à des valeurs « morales » et bientôt, à la soumission spirituelle à un ordre établi. Je voudrais finir par une note d’espérance. C’est le plan de notre Dieu victorieux qui se déroule et non celui de Satan. Et ce commerce inique aura une fin: la chute de Babylone (Apoc. 18). La part de chacun est donc de s’attacher fermement à Dieu, en prenant garde à son âme plus que tout autre chose.
Ghislain Rabetrano, expert en solutions informatiques
https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/12/25/le-pouvoir-spirituel-de-la-monnaie_2984521_1819218.html
SI de nos jours la monnaie est le symbole même du pouvoir économique et matériel, de nombreuses traditions sont encore là pour nous rappeler qu’elle fut aussi, jusqu’à un temps encore proche de nous, le reflet d’un pouvoir spirituel et le prolongement du pouvoir sacré de la puissance émettrice.
Battre monnaie a été pendant des siècles un acte qui consacrait non seulement le pouvoir temporel mais aussi le pouvoir spirituel du souverain : les types symboliques ou les légendes qui ornent les pièces ont longtemps reflété l’influence religieuse du chef de l’État sur son peuple.
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En France, la séparation de l’Église et de l’État, en décembre 1905, se traduira numismatiquement par l’abandon de la légende Dieu protège la France inscrite sur la tranche des pièces d’or et son remplacement par la devise Liberté, Égalité, Fraternité.
Mais la loi ne tue pas la tradition et, si nos pièces n’ont plus rien de sacré dans leur forme, nous continuons à pratiquer un certain nombre de rites monétaires qui conservent à l’argent un rôle spirituel et qui font perdurer sa valeur symbolique.
Coutumes et symboles
Qui de nous n’a jamais serré un louis d’or en faisant sauter les crêpes de la Chandeleur ? Quel touriste n’a jamais jeté une piécette dans une fontaine aux vertus consacrées par la tradition ou par un saint local ? Voilà deux coutumes encore en usage de nos jours ; il en existe beaucoup d’autres dans le même esprit ; certaines sont toujours pratiquées, certaines sont oubliées, essayons de partir à leur découverte.
De tout temps, la monnaie (puis, plus tard, la médaille) a servi d’amulette ou de talisman, d’objet doué d’un pouvoir surnaturel ou sacré, destiné à protéger celui qui en était porteur et à lui assurer divers bienfaits. En Chine, au dix-neuvième siècle, les enfants portaient aux poignets des bracelets faits de vieilles sapèques enfilées sur un cordon rouge pour les protéger des mauvais esprits (1). La sapèque elle-même est chargée de symboles : c’est une pièce de monnaie ronde (le Ciel) percée d’un trou central carré (la Terre) et dont la surface porte l’empreinte du souverain, Fils du Ciel et de la…
https://www.lesedc.org/news/l-argent-est-une-question-spirituelle-331
L’argent est une question spirituelle
23 janvier 2020 Repères chrétiens
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Jésus nous l’affirme : « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un et aimera l’autre; ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ».1
Monseigneur Pierre Debergé commente cette parole du Christ : « La logique de Dieu est de dépossession, de confiance et de fraternité. La logique de l’argent est d’appropriation et d’insatisfaction. Il y a deux manières de penser son rapport à l’argent. La première est d’accumuler pour soi. L’autre, est de s’enrichir auprès de Dieu, c’est-à-dire de prendre l’argent pour ce qu’il est : un instrument au service de son épanouissement. Un épanouissement qui ne fait pas l’impasse sur le souci des autres ».2
Mais, ce n’est pas toujours ainsi que cela se passe. En effet, L’argent de moyen de paiement et peu à peu devenu le moyen par excellence puis le moyen « absolu » avant de devenir la fin et même parfois la fin absolue.
Une telle inversion a plusieurs conséquences :
La valeur des biens est réduite à ce qu’ils valent économiquement.
L’argent devient l’arbitre de nos choix et nous évite une réflexion sur le sens de nos actions. Dans une société relativiste, il est un outil clé car il ne porte aucun jugement sur ce qu’il est possible d’acquérir. De ce fait, le marché s’étend progressivement à tous les biens. Certains biens3 dont on pouvait penser qu’ils lui échapperaient comme le corps, le vivant et la culture sont devenus ou sont sur le point de devenir des marchandises.
Le sens et la valeur des choses sont brouillés.
L’attachement à l’argent fait oublier la valeur des réalités non monétisables. Pourtant, comme l’écrivait un poète : « chacun peut s’acheter de la nourriture, mais pas l’appétit ; des médicaments, mais pas la santé ; des lits moelleux, mais pas le sommeil ; des connaissances, mais pas l’intelligence ; un statut social, mais pas la bonté ; des choses qui brillent, mais pas le bien-être ; des amusements, mais pas la joie ; des camarades, mais pas l’amitié ; des serviteurs, mais pas la loyauté ; des cheveux gris mais pas l’honneur ; des jours tranquilles mais pas la paix. L’écorce de toute chose peut s’obtenir avec de l’argent. Mais le cœur lui n’est pas à vendre » .4
La valeur des personnes est identifiée à leur fortune.
Marx ironise : « L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon. (…) Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d’esprit ? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit, et celui qui est le maître des gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? ».5 De tels sentiments peuvent envahir notre cœur mais surtout ils peuvent brouiller nos jugements : cet homme est riche donc il est bon.
L’argent parce qu’il a ce pouvoir d’attraction peut aussi diviser,
en témoignent nombre de nos querelles humaines qui ont l’argent pour fondement, ou pour symptôme. Sacha Guitry remarquait « une famille heureuse, est une famille qui n’a pas connu d’héritage ».
L’argent peut donc devenir une idole, une finalité en elle-même. Karl Marx notait ironiquement « mon prochain, c’est l’argent… ».6 Ce veau d’or nous coupe du monde, de ceux qui sont différents de nous et en particulier des pauvres.
La fascination de l’argent est un risque qui menace individuellement chacun de nous. Certains s’accrochent à un gros salaire alors qu’ils sont malheureux dans leur travail. Ils se sentent coincés parce qu’ils leur semblent n’exister que par leur compte en banque et le statut social que leur donne leur niveau de vie.7
Le besoin d’argent, peut devenir amour de l’argent.
Et, celui qui aime l’argent, n’est jamais rassasié. « la passion de l’argent habite l’homme (…) quelque que soit la quantité d’argent acquise, l’homme n’est jamais rassasié, il languit toujours (…) Dans cette recherche hallucinée haletante, ce n’est pas seulement la jouissance que l’homme cherche, mais l’éternité obscurément. Or à cette faim et à cet amour, l’argent n’apporte aucun apaisement et aucune réponse. L’homme se trompe de chemin. Il a pris de mauvais chemin ».8
L’argent considéré pour lui-même, et accumulé au-delà de tout besoin imaginable conduit également aux situations d’hyper-richesse que l’on connaît dans la plupart des pays développés comme sous-développés. Ces inégalités deviennent incompréhensibles pour le commun des hommes et risquent fort de ruiner la cohésion sociale indispensable à la vie commune.9
Ce risque menace également l’entreprise pour qui l’accumulation de richesses peut devenir un objectif « sacré » qui s’autosuffit.
Jacques Ellul montre que l’argent d’outil devient ce qu’il appelle une puissance c’est-à-dire quelque chose qui obéit à ses propres lois et agit de façon autonome. La puissance de l’argent structure le monde et impose ses propres fonctionnements indépendamment de l’économie réelle et sans que personne ne les maitrise.10
L’analyse de la crise de 2008 est éclairante à ce sujet : on n’y retrouve l’hubris, la perte complète de repères d’un nombre restreint de décideurs dont les intérêts personnels sont devenus totalement décorrélés de la bonne santé du système économique global et du bien commun. Certains processus financiers se sont emballés sans qu’on puisse les maitriser.
Notons que notre vraie richesse n’est pas dans ce que nous possédons mais dans l’usage que nous en faisons.
L’argent peut devenir serviteur et un bon serviteur quand il nous permet de nous mettre au service de nos frères.
La question n’est donc pas seulement de savoir ce que nous faisons de l’argent. Elle est aussi de nous demander quel effet l’argent a sur nous. Dans la parabole du riche et de Lazare Jésus ne dit pas que le riche est un mauvais riche. Jésus ne nie pas les désirs de sécurité qui habitent les hommes, mais il les réoriente vers celui qui peut les apaiser et les combler. « La pointe des récits évangéliques est de dire que la grande question de l’argent se situe au niveau de la foi et non pas de l’éthique ».11
Il s’agit donc bien d’une question spirituelle.
- Lc 16, 13 ↵
- Mgr Pierre Debergé « arrêtons de diaboliser la richesse » dans la Croix du 13/11/99 ↵
- Cf. Georg Simmel sociologue allemand. Dans son livre « la philosophie de l’argent » publié en 1900 il espérait que la culture, le corps et la dignité de la personne ne serait jamais objet de marchandise et donc soumis au pouvoir de l’argent. On voit le chemin parcouru avec notamment le développement de la « bioéthique » et des lois qui en découlent ↵
- « De l’argent », poème du poète Norvégien de Arne Gaborg (1851 – 1924 ↵
- Karl Marx, manuscrits de 1844 ↵
- Karl Marx, manuscrits de 1844 ↵
- « Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur de l’argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement je suis paralytique, mais l’argent me procure vingt-quatre pattes; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l’argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon. (…) Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d’esprit ? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit, et celui qui est le maître des gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? » Karl Marx, manuscrits de 1884. ↵
- Jacques Ellul, « l’homme et l’argent », 1953. Remarquons que cette attirance pour l’argent peut naitre pour de bonnes raisons. Eloigner la misère, offrir une belle vie à sa famille, avoir les moyens d’aider les autres… ce qui au départ était généreux peut se transformer en addiction. Mais, « nul ne peut servir deux maitres… ». Maintenir l’argent à sa place est une ascèse permanente. ↵
- On peut également évoquer l’utilisation pervertie de l’argent pour la corruption, qui individuellement pervertit les âmes et collectivement ruine la confiance indispensable à la construction de la société. ↵
- Ce n’est pas parce que l’argent est devenue une puissance au sens d’Ellul, c’est à dire qui se développe avec des logiques propres, que nous devons nous défausser de nos responsabilités. Nous pouvons agir. François nous rappelle que « la politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine ». Laudato si §189. ↵
- Mgr Pierre Debergé « arrêtons de diaboliser la richesse » dans la Croix du 13/11/99 ↵
La destination universelle des biens dans les textes des papes
23 janvier 2020 Repères chrétiens
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La destination universelle des biens dans les textes des papes
L’Eglise fut de tout temps particulièrement attentive à la pauvreté et au nécessaire partage. Cette attention se retrouve dans tous les grands textes.
Ainsi en 1891, Léon XIII écrivait dans Rerum novarum : « Les travailleurs isolés et sans défense se sont vus livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée. (…) A tout cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ».1
Leon XIII ne se satisfait pas des seuls mécanismes du marché pour fixer les salaires. L’ensemble des besoins de la personne au travail, doivent être pris en compte par les employeurs : spirituels et psychologiques autant que matériels.
Tout en rappelant que la propriété privée est un droit inviolable et sacré, Rerum novarum affirme les principes complémentaires indispensables, à commencer par l’usage commun des biens de la terre. « L’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées mais pour communes ».2 Rerum novarum place la justice comme pierre d’angle de la solution.
Quarante ans plus tard, Pie XI dans Quadragesimo Anno clarifie les droits et les devoirs des propriétaires. Il borne le droit à la propriété par l’usage de l’excédent qui doit bénéficier aux autres. En particulier en investissant dans des activités productrices : « celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur […] pratique d’une manière remarquable […] la vertu de magnificence ».3
En 1967, Paul VI dans Populorum progressio constate que « la question sociale est devenue mondiale ». Les problèmes identifiés par ses prédécesseurs dans les pays se sont étendus à l’échelle planétaire : « Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de l’opulence. »4
Au début des années 1950 en réponse au scandale des écarts de richesse entre pauvres et riches émergea en Amérique du Sud une théologie s’appuyant sur une lecture marxiste de l’économie : la théologie de la libération. A Puebla en 1979, saint Jean-Paul II tout en critiquant fermement plusieurs aspects de cette théologie (Politisation et inspiration marxistes, conception réductrice du salut, ecclésiologie exclusive…) en a repris certains apports notamment « l’option préférentielle pour les pauvres ».
Plus récemment, Jean Paul II, Benoît XVI et le Pape François ont approfondi le principe de Destination universelle des biens5
Il reviendra à saint Jean Paul II d’introduire en tant que tel « le principe de la destination universelle des biens » et de l’inscrire en 1987 comme « un principe caractéristique de la Doctrine Sociale Chrétienne »6
En 1991, dans Centesimus annus saint Jean Paul II consacre la quatrième partie de son texte à la Destination Universelle des Biens et à la propriété. Il inscrit le travail dans la DUB et l’articule avec la propriété : « Travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres »7
En 2009, Benoît XVI, dans Caritas et veritate partant du constat que la charité est « la voie maitresse de la doctrine sociale de l’Eglise »8 rappelle la nécessité du don et de la gratuité dans les échanges entre les hommes : « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. »9
Avec Laudato si, François dans la continuité de Benoit XVI ouvre le principe de la Destination Universelle des Biens aux générations futures : « L’environnement se situe dans la logique de la réception. C’est un prêt que chaque génération reçoit et doit transmettre à la génération suivante ».10 Dans ce texte, le pape insiste également sur l’importance de la sobriété qui doit imprégner nos relations avec le monde et avec les autres. « La sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire (…) Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie. »11
Dans son encyclique, François emploi l’expression de « destination commune des biens » à côté de celle de « destination universelle des biens » soulignant ainsi la nécessité d’une attention de tous les hommes à « notre maison commune ». Laudato si dénonce le gaspillage sous toutes ses formes et appelle à redéfinir « de nouveaux modèles de progrès »12 prenant en compte toutes les dimensions de l’homme.
Cet article est extrait du Cahier des EDC La destination universelle des biens
- Rerum novarum §2 ↵
- Rerum novarum §19 ↵
- Quadragesimo Anno §56 ↵
- Populorum progressioPopulorum progressio §3 ↵
- « La tradition chrétienne n’a jamais soutenu ce droit comme un droit absolu et intangible. Au contraire, elle l’a toujours entendu dans le contexte plus vaste du droit commun de tous à utiliser les biens de la création entière: le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens. » Laborem Exercens §14 ↵
- Sollicitudo rei socialis §42 ↵
- Centesimus annus §31 ↵
- Caritas in veritate §1 ↵
- Caritas in veritate §36 ↵
- Conférence épiscopale portugaise, Lettre pastorale « Responsabilidade solidária pelo bem comum », 15 septembre 2003, cité dans Laudato si §159. ↵
- Laudato si §223 ↵
- Laudato si §194. François précise : « Il ne suffit pas de concilier, en un juste milieu, la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l’environnement et le progrès. (…) Il s’agit simplement de redéfinir le progrès. Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut pas être considéré comme un progrès. » ↵