Giovanni Carestini ou l’absolue perfection du chant : l’engouement extraordinaire que les castrats suscitèrent dans l’Europe musicale du dix-huitième siècle demeure un phénomène unique dont on peine aujourd‘hui à mesurer la formidable ampleur. Tous les compositeurs européens eurent recours à ces chanteurs adulés, devenus la principale attraction des spectacles d’opéra. La mémoire musicale nous a légué le nom d’un des plus fameux d’entre eux, Giovanni Carestini. Ce que Hasse résumera en affirmant : « Qui n’a jamais entendu chanter Carestini ignore ce qu’est l’absolue perfection du chant ».
Carestini fut avec Farinelli l’un des castrats les plus célèbres de l’Europe musicale du XVIIIe siècle. En cette époque plus affolée de plaisirs que soucieuse de morale, les divi étaient l’objet d’une adulation délirante de la part d’un public qui se précipitait au théâtre pour défaillir de volupté à l’écoute de ces voix délicieusement ambiguës. Aujourd’hui, les mélomanes connaissent surtout Farinelli, dont la carrière a inspiré un film et plusieurs récitals discographiques. Aussi est-il temps de rendre justice à Carestini qui brilla de tous ses feux dans cette constellation de stars du bel canto baroque.
Giovanni Maria Bernardino Carestini naquit le 13 décembre 1700 dans la région d’Ancône. Si aucun témoignage ne nous est parvenu sur ses premières années, la légende veut qu’il se soit distingué très jeune par la beauté et la pureté de sa voix, ce qui incita ses parents à le faire castrer. Il semble qu’il ait participé, en 1710, à l’oratorio de Caldara, Santo Stefano, rè d’Ungheria. Est-ce à cette occasion que le Cardinal Augustin III Cusani le remarqua ? Toujours est-il qu’il le prit sous sa protection, lui ouvrant les portes de Milan et de l’histoire officielle. Dès lors, la carrière de Carestini entra dans la légende et fut une succession de triomphes à travers l’Europe.
En 1721, il fit ses débuts à Rome dans des rôles de travestis, un édit papal interdisant aux femmes de se produire sur les scènes de théâtre. L’année suivante, il chanta aux côtés de Farinelli dans l’opéra de Porpora, Flavio Anicio Olibrio. Ce fut le début d’une rivalité farouche qui devait opposer les deux divi tout au long de leurs carrières. Si le jeune Farinelli stupéfia le public par ses prodigieuses prouesses vocales, ce ne fut pas sans réserves, si l’on en croit un témoignage de l’époque : « il surprend plus qu’il ne touche ». Face à cette machine à chanter qui déployait ses trésors de virtuosité dans une immobilité de statue, Carestini se distinguait par son engagement dramatique et la ciselure d’un chant moins imposant, mais extrêmement raffiné : « Son jeu d’acteur était excellent et son chant ardent ».
Les deux chanteurs se livrèrent à une véritable joute de prestige par l’intermédiaire de deux théâtres romains eux-mêmes rivaux : le Teatro delle Dame pour Farinelli, le Capranica pour Carestini où il créa, en janvier 1723, l’Ercole sul Termodonte de Vivaldi. Au printemps 1726, il retrouva Farinelli à Parme pour la création des Fratelli riconosciuti de Capelli. Et les deux étoiles de travestir leur mésentente professionnelle en fraternité sur la scène du théâtre…
Deux ans plus tard, Carestini fit ses débuts à Naples, considérée alors comme « la capitale du monde musicien ». Ce séjour lui permit de rencontrer Hasse avec lequel il noua une longue et fructueuse collaboration, et de devenir le castrat favori de Vinci, qui composa pour lui ses deux plus grands succès : Alessandro nell’Indie et Artaserse.
En 1733, Carestini quitta l’Italie pour le Théâtre de Haymarket à Londres, à l’invitation de Haendel, qui cherchait à rétablir un prestige en péril après que Senesino l’avait quitté. Ensemble, ils créèrent de véritables chefs-d’œuvre : Arianna in Creta, Ariodante et Alcina. Mais une querelle mit fin à ce glorieux tandem, au sujet de l’aria Verdi prati que Carestini jugeait indigne de son art. Haendel traita son protégé de « canaille », lequel repartit aussitôt pour l’Italie…
En 1740, lors de l’inauguration du Teatro Regio de Turin, il reçut un cachet de 520 Louis d’or, le plus haut jamais perçu par un chanteur à l’époque.
Cependant, les années passaient, qui commençaient à ternir l’éclat de ce prodige vocal, tandis qu’une nouvelle génération de castrats accédaient à la notoriété. Carestini n’en fut pas moins nommé Kammermusikus à Berlin, auprès de Frédéric le Grand. En 1750, il scintilla d’un dernier éclat dans le rôle titre de l’Orfeo de Graun, compositeur officiel à la Cour.
À 54 ans, c’est un Carestini vieillissant et malade qui accepta l’invitation de l’impératrice Elisabeth Petrowna, fille de Pierre le Grand, pour un séjour de deux ans à Saint Petersbourg. Son ultime apparition au Teatro San Carlo de Naples, en 1758, dans l’Ezio de Latilla, fut un échec retentissant.
Carestini se retira alors dans son village natal et mourut deux ans plus tard, laissant pour mémoire les prodigieux chefs-d’œuvre qu’avaient composés pour lui les plus grands compositeurs de son temps : Porpora, Haendel, Hasse, Leo et Gluck.