Orazio Puglisi

Le beau ! Quoi d'autre ?

Généralités

Les présocratiques

Mais que signifie la pensée «présocratique» ? S’agit-il de la pensée telle qu’elle existait avant la naissance de Socrate, vers 470 avant Jésus-Christ ? Avant son décès vers 399 avant Jésus-Christ ? Ou avant son acmé située vers 430 avant Jésus-Christ ? Figure, parmi la liste des grandes figures habituelles qui composent les présocratiques, des penseurs effectivement antérieurs à Socrate, mais aussi contemporains, voire qui lui ont survécu… Car, il existait une pensée avant Socrate, inspirée par les voyageurs revenant des contrées de l’Est, de l’Inde et de ses gymnosophistes, probablement eux-mêmes influencés par des sagesses chinoises.

Ce qui frappe, lorsque l’on commence à s’intéresser au corpus présocratique, est son caractère fragmentaire, dispersé, éparpillé. Tout le contraire, par exemple, de l’œuvre de Platon, aujourd’hui disponible dans son intégralité. Quel est cet étrange phénomène qui explique ainsi une telle différence d’héritage, pour des textes à peu près contemporains ? La réponse est aujourd’hui évidente. L’histoire, telle que nous la connaissons, a été écrite pas les vainqueurs, c’est à dire les chrétiens. Lorsque, vers le IVème siècle après Jésus-Christ, les pères de l’église ont été intronisés par le pouvoir en place (l’empereur Constantin), gardiens des clés de toutes les bibliothèques occidentales, leur tentation fut grande de faire un brin de ménage. Pour justifier le dogme nouveau, ils comprirent tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer d’un tri dans les pensées anciennes, retenant les œuvres christano-compatibles et rejetant les autres. Et quoi de plus christano-compatible que l’œuvre complète de notre ami Platon où tout s’y trouve déjà, au moins en germe, un arrière monde (le monde des idées), l’immortalité de l’âme, la haine du corps, la haine du plaisir, la glorification de la souffrance… Et quoi de moins christano-compatibles que les ouvrages matérialistes qui avancent l’idée d’une seule réalité, celle d’ici-bas, sans au-delà, avec une âme constituée d’atomes vouée à disparaitre en même temps que le corps, avec la mort… Alors, ce fut autodafés sur autodafés, destructions de bibliothèques entières, persécutions, jusqu’à qu’il ne reste à peu près plus rien.

Rendons donc ici hommage à Diogène Laerce, poète grec du IIIème siècle après Jésus-Christ qui, au travers de sa  » Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres  » nous a légué à peu près tout ce que nous savons des présocratiques. En revanche, dénonçons ici l’éducation nationale, qui persiste à faire la place belle à Platon et ses acolytes, et ne réserve que des miettes aux présocratiques qui pourtant, furent, comme nous allons le voir, bien plus clairvoyants.

Les présocratiques

La pensée présocratique

On peut distinguer deux lignes de force qui se sont affrontées aux alentours des IV, V et VIème siècle avant Jésus-Christ.

  • la première, autour des dualistes (Pythagore, Héraclite qui engendrèrent Socrate, Platon, Aristote, Xénophon et quelques autres), qui distingue un monde sensible et matériel et un monde des idées, de l’âme ou de l’esprit. Ils inspireront, comme nous l’avons vu, plus tard le christianisme.
  • la seconde, autour des monistes ou matérialistes (Leucippe, Antistène, Aristippe, Diogène, Eudoxe, Démocrite, et quelques autres) qui réfute les arrières-mondes et ne reconnait qu’une seule réalité : la matière. La première a cherché à discréditer la seconde en la
  • minimisant (trop vague, trop générale, trop floue) ;
  • caricaturant (pas sérieuse, débauchée, bestiale) ;
  • négligeant (ne sert à rien) ;
  • niant (elle n’existe pas). Aucune référence à Démocrite dans l’œuvre complète de Platon, malgré son indéniable influence sur l’époque.

Dans la suite, on réservera au terme « présocratique », la ligne de force discréditée (la matérialiste), la première (la dualiste) ayant été suffisamment glorifiée par les manuels scolaires.

Commençons par évacuer les lieux communs habituels :

  • il n’y a pas de pensée présocratique car le véhicule est souvent poétique ;
  • il n’y pas de raison avant Socrate mais une pensée mythologique ;
  • les présocratiques sont des pré-philosophes. Cette idée correspondait également aux lectures marxistes qui voulaient voir émerger la raison comme le fruit de la démocratie athénienne.

Il est possible maintenant de donner quelques grands principes :

  • les présocratiques ne pensent pas en termes de corps et d’esprit, de bien et de mal, ni en termes de morale ou d’éthique ;
  • le monde tout entier est l’objet de leurs réflexions. Ils font aussi bien de l’astronomie, de la poésie, que des mathématiques… Ils proposent une vision cohérente du monde et vise à embrasser tout le savoir ;
  • ils cherchent des causalités raisonnables sans faire appel aux mythes et à la magie ;
  • ils réduisent le divers à l’unité, souvent aux éléments de la nature ou aux nombres.

Examinons maintenant, la pensée de quelques illustres personnages.

Les présocratiques

Leucippe de Millet (460 – 370 avant Jésus-Christ)

Leucippe pourrait être né vers 460 et mort en 370 avant Jésus-Christ à Millet en Asie mineure, la Turquie actuelle. Il est considéré comme l’inventeur de l’atomisme (a-tome en grec que l’on ne peut partager).

Dans l’antiquité grecque, la science et la philosophie sont mêlées. Elles peuvent aboutir à une éthique. La pensée de Leucippe est essentiellement une théorie physique. La réalité est faite d’atomes en mouvement dans le vide. Ces atomes sont en nombre infini et ont des formes particulières. Leurs agencements spécifiques constituent la matière et le réel. La perception de la réalité est due aux simulacres qui sont des émanations de particules provenant de toute chose et de tout être et qui stimulent nos cinq sens. Ainsi, ce que nous sentons ou voyons provient de ces simulacres. Le réel est ainsi réduit à la matière. Compte tenu de l’avancement de la science, l’atome est une hypothèse non vérifiable à l’époque mais dont l’intuition géniale serait venue à Leucippe de l’observation d’un rai de lumière dans lequel dansaient des poussières. Cette théorie des atomes dans le vide, seule réalité, débouche sur un radicalisme philosophique sans dieux ou avec des dieux matériels, faits d’atomes, qui se désintéressent des hommes et de leur destin et dont il n’y a plus lieu d’avoir peur. La théorie atomiste fait l’économie des mythes et des religions. L’enseignement grec basé sur Homère et la mythologie, attribuant un rôle à chaque dieu, est rejeté au profit de la raison. C’est un grand pas vers l’athéisme, et une idée subversive pour l’époque. La construction de l’homme repose alors sur lui-même. Il doit trouver sa place dans un réel qui existait avant lui et lui survivra. Il s’agit également du début du monisme : il n’existe qu’une réalité excluant les arrières mondes, la transcendance disparait au profit de l’immanence. Cette pensée implique également une âme matérielle et mortelle en tant qu’agencement d’atomes qui eux sont durables. Leur permanence est notre seul rapport à l’immortalité. L’âme matérielle est toujours pensée par des scientifiques. Il est possible que Leucippe ait été inspiré par des penseurs plus anciens, mais aucune information n’existe à ce sujet. Cette pensée antique est la base de la pensée matérialiste au travers des siècles. Ses principales lignes de forces sont : le monisme, l’athéisme et l’immanence.

Il existe également une éthique matérialiste, constituée dès Leucippe, basée sur la joie, le plaisir, la paix avec soi, avec les autres et avec le monde, l’invitation à fabriquer une bonne et belle vie pour que la joie puisse y apparaitre. Les hommes cessent de vivre sous le regard des dieux pour vivre sous leur propre regard. La pensée matérialiste qui suivra ne sera que des variations sur ces thèmes de base.

Il ne nous reste qu’un fragment qu’on prête à Leucippe et qui est rapporté par Clément d’Alexandrie (père de l’église 150-220) : « Et à vrai dire, le péripatéticien Lykos disait, comme Leucime, que la joie authentique est le but de l’âme : c’est la joie que procure les choses belles ».Cette citation semble montrer une pensée hédoniste voire une invention de l’hédonisme par Leucippe. Il peut toutefois y avoir des prédécesseurs à Leucippe dont nous n’aurions pas de trace. Nous ne sommes pas certains non plus que Leucime soit Leucippe. Le contexte est perdu. Clément d’Alexandrie, père de l’église, ne partage pas la théorie matérialiste de Leucippe et il se peut que la citation ait été déformée.

Que signifie le mot « joie » pour Leucippe, avant l’inflexion donnée par le christianisme ? Quelle est la différence avec le plaisir ? Que signifie une « joie authentique » ? On peut penser que « les choses belles» renvoient à un contexte platonicien d’idée de beauté de la part de Clément d’Alexandrie ce qui ne correspond pas à la pensée matérialiste de Leucippe. La beauté peut également être associée dans la Grèce antique à une idée de noblesse, de vertu et d’excellence. Le sens de ces mots est ainsi sujet aux erreurs de traduction.

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Démocrite d’Abdère (460 – 356 avant Jésus-Christ)

Faire de Démocrite un présocratique relève de la falsification dans la mesure où il est contemporain de Socrate. Démocrite est né vers 460 et mort vers 356 avant Jésus-Christ alors que Socrate est né en 469 et mort en 399. Démocrite est donc plus jeune que Socrate et lui a survécu plusieurs dizaines d’années.

Platon a désiré mettre le feu aux livres de Démocrite, donnant ainsi naissance à un couple de personnages conceptuels, composé du fondateur de l’idéal ascétique, Platon, et de celui de l’idéal hédoniste, Démocrite. Pour Platon le réel n’existe que par l’idée pure à laquelle il renvoie ce qui en fait un partisan du dualisme. Démocrite est dans une pensée matérialiste, atomiste et moniste. Platon aurait été dissuadé de passer à l’acte du fait de l’échec auquel était vouée l’entreprise. Il optera pour faire un silence complet sur Démocrite dont il ne citera ni le nom, ni les thèses alors qu’il le connaissait forcément compte tenu de sa réputation. Démocrite représente 20 % du volume des présocratiques, ce qui est considérable, alors que ce qui a été écrit sur lui est extrêmement limité, contrairement à d’autres présocratiques qui, malgré un corpus beaucoup moins important, ont suscité plus de commentaires.

Démocrite est natif d’Abdère en Thrace. Il a hérité avec ses trois frères de la fortune de son père qu’il a utilisé pour voyager. Il aurait été jusqu’en Inde où il aurait rencontré des gymnosophistes. Il aurait également rencontré des mages chaldéens, des prêtres égyptiens. Démocrite élabore à partir de ces diverses influences la première pensée matérialiste constituée comme telle.

On le présente comme un philosophe désintéressé en rapportant une anecdote dans laquelle il abandonne ses gains après avoir spéculé sur le cours du blé. Il avait également un goût pour la vie contemplative, à l’écart du monde dans sa maison ou dans un cimetière. Sa réputation est immense notamment pour son livre «Le grand système du monde». Il avait une grande capacité dialectique et était connu pour savoir prédire l’avenir. Toutefois, ses prédictions, contrairement à celles des prêtres, visent à montrer que lorsqu’on sait voir l’enchainement des causes et des effets, on peut prédire sans faire appel à la pensée magique.

Les présocratiques

Quelques anecdotes

Démocrite voit dans le port d’Abdère un porte-faix qu’il achète et dont il fait son secrétaire. Ce porte-faix est Protagoras qui deviendra un des principaux représentants de la pensée sophistique. Cette histoire accrédite la thèse d’un lignage entre le matérialisme abdéritain et la pensée sophistique.

Tertullien, père de l’église du 2ème siècle après Jésus-Christ, raconte que Démocrite vieillissant ne veut plus désirer les femmes car il est à présent incapable de les satisfaire. Il capte alors les rayons du soleil avec le reflet d’un bouclier et se brûle les yeux. On en déduit que les femmes désirables sont avant tout des simulacres et qu’il suffit de fermer les yeux et ne plus les voir pour ne plus les désirer. Elle peut aussi illustrer la volonté de se concentrer sur l’intérieur en évitant le parasitage des sens.

Démocrite, accompagné d’Hippocrate, salue une jeune fille dans la rue en lui déclarant «Bonjour Mademoiselle». Le lendemain, il la salue en lui disant «Bonjour Madame». Hippocrate lui demande comment il fait pour deviner qu’elle a perdu sa virginité dans la nuit. Démocrite indique qu’il a perçu des simulacres différents.

Démocrite au moment où il sent sa fin approcher accepte, à la demande de sa sœur, de ne pas mourir immédiatement mais d’attendre quelques jours pour qu’elle puisse préparer le rituel. Il passe ainsi trois jours à humer des petits pains avant de mourir.

Il aurait déclaré vouloir que son corps soit conservé dans du miel, ce qui semble contradictoire avec sa pensée qui affirme que l’agencement des atomes disparait mais que les atomes eux mêmes sont immortels. Il n’est pas nécessaire de les plonger dans le miel pour cela.

On voit au travers de ces anecdotes que tout passe par la matière et les simulacres. L’olfaction est un sens important.

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La pensée atomiste

Les matérialistes ne font pas la différence entre les sens nobles qui seraient les sens de la mise à distance : la vue et l’ouïe, et les sens ignobles qui seraient ceux du contact : le toucher, le goût et l’odorat. Il n’existe pas de hiérarchie des sens dans la pensée matérialiste contrairement à la conception platonicienne. La physique matérialiste suppose des atomes en mouvement, en nombre infini, permettant une infinité de combinaison. Le réel est fait de matière et il n’y a pas de Dieux. Tout passe, tout change. L’homme est à une place cardinale et il doit prendre en considération sa nature matérielle pour faire le meilleur usage de lui-même en attendant la mort. Dans ce contexte moniste, l’âme existe mais elle est matérielle au même titre que le corps. Il s’agit d’une position de combat car anti-pythagoricienne et donc anti-platonicienne. Platon recycle en effet Pythagore dans sa conception dualiste opposant la bonne âme et le mauvais corps, comme Démocrite recycle Leucippe sur le terrain du monisme. Pour résoudre le problème de la liaison du corps et de l’âme, Démocrite fait appel à des atomes somatiques (soma=le corps) qui constituent le corps et des atomes psychiques qui constituent l’âme. Nos mouvements, nos pensées et réflexions sont possibles grâce à l’agencement des atomes psychiques qui sont lisses, ronds et chauds. Ils s’organisent avec les atomes somatiques sur le mode du damier. Tout ce qui est psychologique est réductible à des agencements physiques. Le corps et l’âme ne vont pas l’un sans l’autre. Quand il y a du corps, il y a de l’âme. En fait, il n’y a qu’un corps abordable de plusieurs manières.

Les différents tempéraments humains, rapides, lents, vifs, indolents… sont liés aux agencements des atomes. La quantité d’atomes psychiques ou somatiques chez un individu conditionne son caractère, ses capacités, sa santé. Aucun choix n’est possible et l’agencement des atomes relève de la nécessité.

Démocrite propose une théorie de la mort réductible à un phénomène physique. Contrairement aux pythagoriciens, aux platoniciens et plus tard aux chrétiens pour qui la mort est un détachement de l’âme qui part vers un ciel des idées, Démocrite conçoit la mort comme la disparition ou la raréfaction des atomes les plus chauds.

L’anecdote relative au désir de Démocrite, à première vue étonnante, de conserver son corps dans du miel peut être liée à une volonté de conserver une peu de sa chaleur et donc un peu de sa vie.

Démocrite affirme que si le corps intentait un procès contre l’âme, il le gagnerait dans la mesure où l’âme est à l’origine de nos malheurs et de nos souffrances. Les atomes de la vitalité et de l’énergie nous rendent désirants, dans la pulsion et dans l’instinct conduisant à la douleur et la souffrance. La présence des atomes psychiques dans un corps est la cause de notre incapacité à choisir et à être libres.

Pour Démocrite, il y a une obligation éthique à équilibrer l’influence des atomes psychiques et des atomes somatiques. Cette éthique doit viser la joie. Comme la plupart des penseurs de la nécessité, la seule liberté que nous accorde Démocrite est consentir au réel comme il est. Le mot «joie» doit ici être compris dans ce contexte, d’après les recherches de Michel Onfray, comme : la tranquillité et la fermeté d’âme, l’heureuse disposition, la gaité, la bonne humeur, la santé morale.

La morale de Démocrite est une morale du plaisir pris à soi-même par opposition avec les plaisir triviaux tels que ceux liés à l’argent et aux richesses. Pour Démocrite, cela est possible si on ne craint rien ni personne et que l’on a fabriqué son autonomie. Pour cela il propose des méthodes :

  • pratiquer dans une perspective utilitariste. Démocrite considère que le contentement et l’agréable définissent l’utile et qu’inversement le mécontentement et le désagréable définissent l’inutile. L’utile et l’inutile correspondent au bien et au mal dans la pensée moderne même si ces notions n’ont pas cours chez les présocratiques. Il s’agit néanmoins de l’amorce de la différentiation entre les morales de la vertu (Kant : il faut faire le bien par vertu parce qu’elle est vertu) et les morales du bien (le bien est fluctuant en fonction des circonstances). La philosophie hédoniste est souvent une morale du bien, rarement de la vertu ;
  • penser que la connaissance ne peut s’acquérir qu’à partir des sens et non des idées pures. La seul façon d’appréhender le réel est la circulation de simulacres qui impressionnent nos sens. Il n’est pas question de se passer d’un des cinq sens pour accéder à la connaissance. Le vrai est la représentation de l’objet contrairement à Platon pour qui le vrai est dans un référent idéal, une idée pure. Il y a identité entre le monde et la vérité et il n’y a pas d’arrière mondes ;
  • penser en perspectiviste et en relativiste c’est à dire qu’il n’y a pas de vérité absolue mais que la vérité est relative à la perception qu’on en a et à la subjectivité qui la perçoit.
  • pratiquer l’athéisme tranquille ou plutôt l’idée que si les dieux existent ils ne s’occupent pas des hommes qui n’ont alors pas à s’occuper des dieux. Tout ce qui advient dans le monde n’est que le résultat d’un enchaînement de causalité et non de l’intervention divine.
  • pratiquer une diététique des désirs. Les désirs ne sont négatifs que du fait des troubles qu’ils peuvent causer en nous. Il faut donc choisir ses désirs et ses plaisirs. Un désir est bon si le plaisir qu’il produit ne nous détruit pas et ne nous aliène pas. Il faut donc éviter les excès et l’intempérance.

Il y a par ailleurs chez Démocrite une grande confiance dans l’usage de la raison au même titre que plus tard chez les philosophes des lumières. Démocrite donne des recettes pratiques pour atteindre la joie. Il nous invite ainsi à n’être :

  • ni un bon époux. Il faut éviter le mariage générateur des souffrances de la vie domestique ;
  • ni un bon père. Il faut ne pas faire d’enfants. Pouvoir en faire n’implique pas devoir en faire. Il est impossible de réussir leur éducation, Freud le dira plus tard. Ils sont sources de soucis quotidiens. Il est difficile de leur tenir un discours cohérent et honnête : soit les parents sont dans la logique de l’idéal et ils font un enfant incapable de vivre dans la société, soit ils en font quelqu’un d’apte à vivre dans la société mais il sera loin de l’idéal. A la limite, Démocrite recommande l’adoption ;
  • ni un bon citoyen. Il s’agit d’une idée subversive pour l’époque. Le sage peut faire l’économie des lois pourvu qu’il fasse le bien. La question de la différence entre le légal et le moral est posée. Il faut ainsi éviter les charges politiques et représentatives car elles sont l’occasion d’induire des jugements, des commentaires … des passions mauvaises ;
  • ni un « grec moyen ». Cela suppose une diététique des passions telles que la jalousie, l’envie et le ressentiment qui nous empêchent d’habiter le présent en le parasitant par le passé.

Les présocratiques

Les Sophistes

Le terme « sophiste » pose problème. Chez Platon et depuis lors, il est connoté négativement et désigne un personnage fautif, dont les raisonnements sont inutilement compliqués. Ils sont généralement considérés comme des rhéteurs qui manient une parole habile mais vide de contenu philosophique. Les sophistes sont, comme Démocrite, qualifiés par erreur de pré-socratique puisqu’ils sont contemporains de Socrate. Le terme sophiste ne doit pas faire penser que leur enseignement est identique même si des points communs existent. Par exemple Antiphon est hédoniste, les autres non.

Principales idées et caractéristiques communes aux sophistes :

La thèse essentielle des Sophistes est résumée dans la célèbre formule de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose» Cette formule traduit que tout savoir est relatif et subjectif, que l’individu ne peut accéder au savoir que dans sa relation avec le monde réel, par opposition à Platon pour qui le savoir est issu de la relation avec le monde des idées. La thèse de Protagoras suppose un relativisme, un perspectivisme et un individualisme philosophique.

  1. La théorie de la connaissance empirique : on ne déduit pas le réel à partir des idées mais du monde grâce aux sens qui nous permettent d’appréhender et de connaître la réalité. On s’occupe du phénomène et non de sa relation avec un éventuel arrière monde. On voit la filiation entre le matérialisme de Démocrite et la pensée sophistique ;
  2. La pratique démocratique et non aristocratique et élitiste de la philosophie. Il n’y a pas de cours ésotériques et exotériques comme chez Platon. Les sophistes vont directement vers le peuple et ne choisissent pas leur auditoire ;
  3. L’habileté rhétorique qui les fait craindre de leurs interlocuteurs :
  4. Le scepticisme politique : chez Platon, le philosophe doit être roi et le roi philosophe. Il y a trois ordres, le roi et les puissants, les producteurs et les guerriers dans des ordres hiérarchisés qui ne communiquent pas et dans une société où chacun reste à sa place. En revanche, les sophistes pensent qu’il faut permettre au plus grand nombre d’accéder aux charges et à la représentation publique ;
  5. Le rapport à l’argent : les sophistes se font payer pour leurs enseignements et considèrent l’argent comme un moyen et non comme une fin en soi. Il ne faut pas se priver d’argent, sans toutefois en être l’esclave, parce qu’il permet d’éviter des déplaisirs et de régler certains problèmes. En revanche Socrate considère que la véritable richesse n’est pas dans la possession et qu’il vaut mieux travailler sur ses désirs plutôt que de vouloir les éteindre en les satisfaisant.

Platon leur fait plusieurs reproches qui les accompagneront au cours des siècles :

  • ils se font payer, contrairement à Socrate. Le rapport à l’argent chez le philosophe reste posé encore aujourd’hui. Il convient de préciser que Platon était d’extraction noble et pouvait se permettre de mépriser l’argent dans la mesure où il n’en avait pas besoin pour vivre ;
  • ils ne sont en général pas athéniens (sauf Antiphon et Critias). Pour Platon il n’y avait de grec qu’athénien ;
  • ils sont nomades. Ils donnent lieu à un engouement considérable et gagnent beaucoup d’argent ce qui déplait à la classe moyenne et à une certain aristocratie ;
  • ils travaillent sur la forme et non sur le fond et leur enseignement n’est constitué que de techniques pour briller en société.
  • ils permettent au peuple d’accéder aux charges représentatives. Cela ne plait pas toujours aux classes dominantes.

Malgré certaines thèses communes, il existe néanmoins des singularités.

Les présocratiques

Antiphon d’Athènes (480 – 411 avant Jésus-Christ.)

Comme pour beaucoup de présocratiques, il est difficile de mettre de l’ordre et de la cohérence dans sa pensée. Il est mort en 411 avant Jésus-Christ, ce qui en fait un contemporain de Socrate. Des travaux récents ont mis en évidence qu’il y avait deux Antiphon. Celui qui nous intéresse est Antiphon d’Athènes. On le retrouve mêlé à des coups d’état tout en défendant, ce qui peut paraitre contradictoire, une théorie de la concorde. Les dernières recherches le situeraient néanmoins davantage dans une philosophie de la concorde que dans un contexte d’intrigues politiques. Antiphon constitue un contrepoint à Socrate. Des discussions entre les deux philosophes montrent de la part d’Antiphon une critique de Socrate concernant l’idéal ascétique, son manque de goût vestimentaire, sa saleté. Antiphon lui reproche également de ne pas prendre d’argent et d’être maître de misère plutôt que maître de joie. Socrate considère quant à lui que le paraître ne l’intéresse pas, qu’il s’intéresse à l’être et qu’il enseigne la vertu.

Dans son enseignement, Antiphon vise l’évitement du déplaisir et des douleurs. L’âme et l’esprit sont soumis à des tensions dues aux combats entre les motifs. De ces tensions sortent des résolutions qui nous conduisent à faire ce que nous faisons et à être ce que nous sommes. Ainsi, ces motifs et ces jeux de forces nous déterminent. Antiphon considère qu’il faut éviter ces tensions de l’âme pour parvenir au bonheur. Quand l’âme est douloureuse le corps paie. Par ailleurs, Antiphon pense qu’on peut accéder à l’âme par la parole et le verbe pour dénouer les tensions et délivrer l’individu. Il souhaite ainsi devenir un médecin de l’âme et établit les prémices de la psychanalyse, en même temps que l’individualisme post-moderne, l’hédonisme libertaire et l’humanisme égalitaire.

La psychanalyse. Antiphon prétend qu’on peut accéder à la douleur de quelqu’un en analysant ses rêves. Cette idée est très moderne dans une époque où le rêve est considéré comme essentiellement prémonitoire et dont la lecture est habituellement du ressort des prêtres. Antiphon récuse l’interprétation magique et prétend que le rêve permet de discerner les souffrances et l’organisation du psychisme d’un individu. Son interprétation doit découler d’un enchaînement logique de causalités. La raison doit ainsi réduire le rêve à ce qu’il est réellement afin de supprimer sa négativité et faire disparaître la douleur.

L’individualisme post-moderne. Se construit par la recherche du bonheur avec le choix de la nature contre la société : Antiphon considère que l’individu doit se construire comme l’ennemi des lois civiles et obéir aux lois de la nature. Cela suppose de renoncer aux traditions, aux coutumes et aux lois. Antiphon indique pour cela qu’il faut distinguer la sphère publique et la sphère privée. Dans la première, il faut certes obéir aux lois, mais dans la seconde n’obéir qu’à soi-même. La haine des lois procède d’une option hédoniste dans la mesure où leur obéir ne procure aucun plaisir. On peut notamment s’en rendre compte dans le fonctionnement de la justice. La procédure met à égalité le coupable et la victime. Il est souvent difficile pour une victime de faire la preuve du préjudice qu’elle a subi. La vérité ne surgit pas toujours des témoignages partiaux ou malveillants et les jugements sont souvent déterminés par à l’habileté rhétorique des différentes parties. De plus, les lois sont toujours prescriptives et liberticides. L’obéissance aux lois ne paie pas. Antiphon s’empare de ce problème et ouvre ce qui serait aujourd’hui un cabinet d’avocats. Il se met au service des plus démunis qui font généralement les frais de la justice.

D’une façon plus générale, la morale hédoniste d’Antiphon suppose de se libérer des fausses valeurs sociales et de vivre selon la nature en se fabriquant soit même ce qui est l’idéal philosophique antique. Cette morale nécessite le respect de certaines règles :

  • tourner le dos aux richesses pour privilégier l’être sur l’avoir. Il faut en particulier se défaire de l’obsession de l’argent qui doit rester un moyen, non une fin ;
  • tourner le dos aux honneurs qui sont inutiles ;
  • ne pas sacrifier aux valeurs familiales qui détournent de la voie philosophique. Le plaisir d’avoir une belle femme à son bras ne durera pas. Il vaut mieux chercher le plaisir dans les choses essentielles ;
  • fabriquer son bonheur dans l’autonomie et dans l’indépendance en décidant librement de ce qui est bon pour soi.

Vivre selon la nature suppose en outre de savoir comment elle fonctionne en étudiant tous les domaines du savoir, tels que la médecine, la physique… Cette démarche s’inscrit dans le cadre général de la philosophie antique qui vise à se délivrer de la peur et de la négativité par la connaissance. Outre, la connaissance des lois de la nature, il est également nécessaire de connaître les règles qui nous déterminent par l’introspection et par ce qu’on appellera plus tard la psychanalyse. Enfin, il faut viser la jubilation en mettant en pratique ces principes philosophiques au quotidien.

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L’humanisme égalitaire

Le refus de la culture au profit de la nature suppose des prises de positions politiques. Pour Antiphon la notion de barbare est liée à la prise en considération de conception politique de la nationalité. Or, dans la nature, il y a une égalité intégrale entre les individus. Cela s’illustre notamment dans l’identité des besoins, que l’on soit barbare ou grec. Cette conception conduit à une critique radicale de la société grecque par une conception égalitaire du monde et non aristocratique comme la défend Platon. L’idée de mettre à égalité tous les individus, y compris les hommes et les femmes, est très subversive dans une société qui n’est démocratique que pour une minorité d’hommes. Ce désaccord peut notamment justifier l’antipathie de Platon à l’égard des sophistes.

Les présocratiques

Le droit naturel

Cette expression est, a priori, un oxymore. Le concept est souvent utilisé dans un contexte de darwinisme sociale. On peut toutefois le concevoir dans une logique qui supposerait qu’au delà du droit, il existerait des obligations morales qui pourraient être qualifiées de droit naturel. Antiphon introduit cette seconde notion pour fabriquer une société permettant de vivre ensemble. Les lois fabriquées conformément au droit naturel permettraient dans l’obéissance à soi-même la construction d’une communauté. En fabriquant un individu obéissant au lois de la nature, on fabriquerait une collectivité y obéissant aussi.

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Les cyrénaïques

Peu de choses ont été écrites sur les cyrénaïques et les doxographies sont rares. Le corpus est certes éclaté mais leur comportement subversif ne les a pas rendus dignes d’intérêt aux yeux de leurs contemporains qui considéraient que leur œuvre était en grande partie constituée de provocations. La philosophie traditionnelle s’intéresse généralement à l’idéal ascétique faisant du philosophe un personnage sérieux et en retrait de la vie triviale. Elle oppose dans cette logique un moi intellectuel digne d’attention à un moi du quotidien qu’elle préfère oublier. Dans cette logique, elle s’intéresse peu à la biographie.

L’oubli des cyrénaïques est visible chez les philosophes antiques et notamment chez Platon, Épicure et Aristote. Aristippe de Cyrène n’est cité qu’une fois par Platon pour lui reprocher son absence lors de la mort de Socrate. C’est ainsi la preuve que Platon le connaissait. En outre, Platon s’est rendu à Cyrène et s’est trouvé, comme Aristippe, à la cour de Denys de Syracuse. Ils se sont donc rencontrés. Malgré leurs réflexions sur le plaisir qui sont redevables à Aristippe de Cyrène, parfois pour en contredire les thèses, Platon, Épicure et Aristote ne le citent jamais. Des philosophes plus récents considéreront que les cyrénaïques, de par leur comportement, n’avaient pas suffisamment d’épaisseur pour être étudiés.

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Aristippe de Cyrène (435 – 356 avant Jésus-Christ.)

Aristippe a été décrit parfumé traversant l’agora de Cyrène. Il s’agit d’une manière spécifique de philosopher, basée sur une pensée condensée, se démarquant des méthodes classiques basées sur le dialogue. Aristippe s’exprime en outre sur la place publique et s’adresse à tous, contrairement à d’autres philosophes qui pratiquent dans des écoles telles que l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote ou le Jardin d’Epicure. Dans l’antiquité grecque, on ne différencie pas, en matière de sexualité, l’hétérosexualité, associée au bien, et l’homosexualité, associée au mal, mais l’actif, positif et associé à l’homme, et le passif, négatif et associé à la femme. Quand Aristippe parfumé traverse l’agora, il indique qu’il est du côté des femmes et du passif et que cela ne le dérange pas. Il rejette ainsi les codes de l’époque. Il affiche également son refus de la hiérarchisation des sens en réhabilitant l’olfaction (sens animal par excellence(voir détours)) : Il faut se souvenir de notre animalité (ce que refuse les platoniciens). Il indique aussi que le jugement d’autrui importe peu.

Aristippe vise l’autonomie, objectif général de la philosophie antique. Il propose un hédonisme basé sur un plaisir mesuré. Il fixe des règles concernant les rapports à l’argent, aux autres, aux femmes, au pouvoir, au modèle.

L’argent. Aristippe se fait payer, contrairement à Socrate. Toutefois, il est probable que ce dernier avait d’autres sources de revenus car il entretenait sa femme et ses trois enfants. Pour Aristippe, bien que l’argent ait une certaine importance, il ne faut pas en être l’esclave. Le mépriser de façon trop ostensible cache parfois une dépendance. Comme pour Antiphon et les sophistes, l’argent est susceptible d’éviter des souffrances. Il faut donc tenir la position « ni aliéné par le manque, ni aliéné par l’excès ». L’extrême richesse et l’extrême pauvreté empêchent toutes deux l’autonomie. Il s’agit de trouver le juste milieu.

Les présocratiques

Autrui

Dans le rapport aux autres, il s’agit de trouver la bonne distance, ni trop près, ni trop loin.

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Les femmes

Aristippe assume une sexualité mesurée. Il n’y a pas chez lui de signe d’homosexualité. Il est mari et père mais cela n’empêche pas les infidélités. Comme pour l’argent, la chair n’est pas problématique tant qu’elle n’induit pas d’aliénation. En réponse à un reproche qui lui est fait de pratiquer le bordel, il répond que le problème n’est pas d’y entrer mais de savoir en sortir. A une question sur la fréquentation d’une courtisane, il répond qu’il la possède mais qu’il n’est pas possédé par elle. On retrouve la volonté d’autonomie et de liberté.

Le pouvoir. A l’occasion d’une discussion, Socrate invite Aristippe a être un bon citoyen et un bon père. Aristippe pense au contraire qu’il faut construire son indépendance et sa liberté. Socrate lui demande ensuite s’il préfère être maître ou esclave, commander ou obéir. Aristippe refuse le choix. Il faut y voir une critique de Platon pour qui le philosophe doit commander et est seul habilité à le faire.

Son modèle : Ulysse. Il s’agit encore d’une opposition à Platon qui voit en Ulysse un rusé, un menteur et un fourbe. Pourquoi Ulysse ? Essentiellement, car il habite le présent. Mais aussi, parce qu’il est fort, courageux, obstiné, endurant et qu’ il n’est pas impressionné par les Dieux.

Difficultés concernant la compréhension de l’hédonisme d’Aristippe. Il qualifiait la science d’inutile pour la philosophie. Il n’existe pas d’élément sur son interprétation du corps : est-il un ami ou un ennemi, existe-t-il une âme, matérielle ou immatérielle, corruptible ou incorruptible ?… Par ailleurs, les textes sont contradictoires. Certains affirment que les plaisirs du corps et ceux de l’esprit sont identiques, qu’il n’y a pas de hiérarchie ni de plaisirs nobles ou ignobles. Une autre thèse affirme que les jubilations corporelles sont supérieures à celle de l’esprit. Toutefois, de telles considérations supposent un esprit indépendant du corps. Ces contradictions apparentes pourraient être résolues en considérant qu’il n’y a qu’un seul corps ressentant différents plaisirs qui passent soit par du cérébral, soit par du sensuel, mais qui sont de même nature.

Comme tous les hédonistes, Aristippe pense qu’il existe un mouvement naturel des enfants ou des animaux vers le plaisir. En revanche, l’éducation est une invitation à l’anti-nature, sauf peut-être chez Rousseau. La majorité des pédagogues pensent qu’il faut s’arracher à sa condition animale et naturelle pour aller vers la culture. La philosophie hédoniste s’appuie sur la nature, la philosophie anti-hédoniste sur l’anti-nature et la culture.

La question des méfaits de la culture qui invente les armes de destruction massives et conduit ou permet les massacres organisés reste ouverte. Les animaux ne tuent que pour se nourrir sans y prendre plaisir contrairement à l’homme.

Il est souvent reproché aux Cyrénaïques de défendre une jouissance animale, sans conscience. En fait, Aristippe conçoit un plaisir créé par l’intelligence et la réflexion. Les humains doivent fabriquer leur plaisir à partir d’une culture. Aucun plaisir humain ne peut-être purement naturel. Aristippe ne pense pas que la plaisir soit une jouissance bestiale qui peut avoir lieu indépendamment de la conscience, contre elle ou contre autrui.

Il faut vouloir aller vers le bonheur. La direction naturelle et la simple satisfaction du désir ne suffisent pas. Si on n’a pas conscience du plaisir, il n’existe plus. La jouissance est un pure produit de la conscience. Il ne faut être ni consumé, ni brûlé mais réchauffé par le plaisir. La bonne distance est nécessaire. Il faut de plus évaluer le prix du plaisir et l’éventuel déplaisir qui pourrait en découler afin de refuser les plaisirs qui coûtent trop chers. Cette conception est donc éloignée de la débauche.

Contrairement aux Epicuriens les Cyrénaïques pensent que le plaisir n’est pas l’absence de troubles mais le résultat positif d’une construction.

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Les cyniques

Le terme cynique a aujourd’hui un sens ambigu : il désigne celui qui se réclame d’Antisthène et de Diogène en même temps que celui qui est sans foi ni loi. Les cyniques sont contemporains de Socrate, de Démocrite et d’Aristippe de Cyrène. La pensée cynique est avant tout anti-platonicienne. Diogène reproche à Platon d’avoir philosophé si longtemps sans n’avoir jamais gêné personne. Les cyniques partagent en outre une forme philosophique : ils enseignent dans la rue en se donnant en spectacle de façon subversive, joyeuse et ludique, en cohérence avec leur pensée : le cynique enseigne la subversion en la pratiquant. Le père du cynisme est Antisthène dit « le vrai chien ».

Le chien est le modèle que revendiquent les cyniques pour sa vie errante. Il se comporte en outre comme devrait le faire le vrai philosophe : il mord la main de celui qui veut le nourrir, aboie et ne craint pas les regards. La pensée cynique s’oppose aux idées platoniciennes que l’on peut rapidement définir de la façon suivante : Platon affirme qu’il existe deux mondes, l’un sensible, l’autre intelligible. Le monde sensible est appréhendé par les sens, le monde intelligible par l’intelligence et la philosophie. Les non-platoniciens, parmi lesquels les cyniques mais aussi les matérialistes, les sophistes et les cyrénaïques pensent que le réel est limité au monde sensible et qu’il n’est que sa manifestation. Pour Platon le réel est le monde intelligible dans lequel il n’existe que des essences et des idées pures qui préexistent à la réalité sensible. L’idée est la réalité, le monde sensible une fiction. Cette conception dualiste discrédite le monde sensible. Dans ce contexte, les idées sont éternelles, incréées et existent indépendamment du monde sensible qu’elles rendent possible. Le christianisme construira sa métaphysique sur ce dualisme.

Plusieurs anecdotes décrivent l’opposition des Cyniques, souvent emprunte d’ironie, à la pensée platonicienne : Antisthène, dit qu’il voit bien des chevaux mais pas la «cabaléïté» c’est à dire l’idée du cheval. Il se moque ainsi de Platon et du rapport qu’il suppose entre le monde des idées et le monde sensible.

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Diogène

Diogène s’est converti au cynisme en voyant une souris manger les restes d’un repas, enthousiasmé par l’idée de se contenter de si peu. Il est décrit comme sale, barbu, déambulant avec une écuelle et une lanterne, vivant dans une amphore, non comme on le représente souvent dans un tonneau qui est une invention gauloise. Il est décrit par Diogène Laerce trainant un hareng avec une ficelle. Il s’agissait d’une épreuve initiatique pour devenir un cynique partant de l’idée qu’il fallait pouvoir incarner la philosophie en soutenant le regard des autres.

Un anecdote rapporte que Diogène, après avoir vu un enfant boire dans ses mains disposées en forme de coupe, jeta sa propre écuelle, la considérant alors comme un luxe inutile. Il affirme ainsi que sérénité et sagesse s’obtiennent par le dépouillement.

Une seconde le décrit muni de gants de boxe de l’époque, menaçant les passants et traduisant ainsi que la philosophie doit être polémique, qu’elle doit inquiéter. Platon n’inquiète pas. Diogène marche en arrière dans une palestre, lieu où se pratique le sport en Grèce, pour montrer que les gens se trompent. Il indique à ceux qui lui font remarquer l’inanité de son comportement qu’ils font eux aussi le contraire de ce qu’il faudrait faire dans l’existence.

D’autres anecdotes révèhnent encore plus précisément son antiplatonnisme :

  • il brandit sa lanterne en pleine journée à la recherche un homme (il moque l’idée d’homme de Platon) ;
  • il déplume un poulet et le lance à Platon en lui disant  » voilà l’homme tel que tu l’as défini ». Platon sauve la face en indiquant que l’homme est un bipède sans plumes et aux ongles plats.

Il a le soucis du réel et du monde concret.

Comme les sophistes, Diogène oppose fusis (la nature) et nomos (la loi) et se place, comme eux, du côté du fusis. Dans cette logique une anecdote raconte qu’il pratiquait l’onanisme dans les rues d’Athènes, prenant ainsi modèle sur l’animal et en particulier le poisson qui dépose son frai en se frottant sur un rocher avant qu’un autre individu ne le recouvre de sa propre semence donnant ainsi des œufs fécondés. Diogène pense que le poisson a raison de faire ainsi en répondant à un besoin simplement et naturellement, sans chercher d’artifices de la même façon que l’on satisferait la soif ou la faim. La culture, correspondant au nomos complique le problème en rendant nécessaires des jeux de séduction. Une autre leçon de cette anecdote est l’indifférence qu’il convient d’avoir devant le regard des autres.

Pour parvenir à la sagesse, il convient de pratiquer l’ascèse du corps et de l’esprit. L’ascèse au sens grec n’est pas un ascétisme mais un chemin qui suppose l’effort, l’attention, le travail la volonté, l’exercice et la maîtrise de soi, en aucun cas l’abandon. Il s’agit de maîtriser le corps sans être son esclave, en philosophant avec lui, et pas seulement avec sa tête. La pratique de l’ascèse prévoit des exercices spirituels et corporels qui sont en fait liés. Elle pouvait consister chez Diogène à se rouler dans la neige ou à embrasser des statues brûlantes.

Son modèle : Hercule. Symbole de la force et de la domination de soi. Il sera également la figure emblématique des stoïciens.

Diogène invite au cannibalisme. Pour lui, tout est dans tout et partout. La chair humaine est constituée de particules invisibles au même titre que le pain et l’eau. S’il n’appelle pas « atomes » ces particules, il y a néanmoins une parenté avec les atomistes et les matérialistes abdéritains. Ces éléments peuvent laisser penser que Diogène avait une vision matérialiste et moniste du monde. En outre, en relativiste, il ne considérait pas comme vérité intangible l’interdit du cannibalisme.

Si généralement la philosophie cynique n’est pas hédoniste, Diogène défend comme Aristippe de Cyrène que les plaisirs ne sont pas mauvais en soi mais que seuls ceux qui nous aliènent le sont.

En conclusion, le cynisme propose une ascèse consistant à prendre du plaisir sans perdre notre liberté et sans se laisser aliéner. Les vrais plaisirs décrits par Diogène sont constitués de plaisir actifs : «joie incessante», «esprit joyeux» et «jubilation en acte», ainsi que de plaisirs négatifs : «l’absence de chagrin», «la paix de l’âme» et «la sérénité» consistant dans l’absence de troubles et de souffrance et préfigurant ainsi l’ataraxie d’Epicure. En revanche, les faux plaisirs sont ceux qui «augmentent la peine», «creusent le désir» et «alimentent l’éternel retour du désir».

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Eudoxe de Cnide (408 – 355 avant Jésus-Christ.)

Le peu de choses qui restent sur Eudox de Cnide (Asie mineure) ont été transmises par Aristote. Certains pensent que Philèbe, inventé par Platon, pourrait cacher Eudox de Cnide, Aristippe de Cyrène voire une synthèse des deux. Extraction modeste, il est l’ami de Platon, ce qui est surprenant s’agissant d’un hédoniste. II aime les voyages : il se rend à Athènes pour participer au débat philosophique et loge au Pirée, à environ 4 km de l’agora, un trajet qu’il effectue quotidiennement et qui lui permet de méditer sur les échanges de la journée. Il rencontre des sophistes, notamment Protagoras et Gorgias. Il se rend également en Egypte où il vivra pendant plus d’une année à la cour du pharaon., faisant de lui un sage accompli dans plusieurs domaines et notamment en mathématiques (nombres irrationnels et les grandeurs incommensurables), en astronomie, en géographie ainsi que sur le terrain politique et la législation.

Sa Pensée. C’est un personnage syncrétique, héritier des matérialistes abdéritains et de Démocrite ainsi que de la cosmogonie platonicienne. A l’époque, les distinctions ne sont pas aussi nettes qu’aujourd’hui. Avant son voyage en Egypte, Platon ne lui porte pas beaucoup d’estime. Diogène Laërce rapporte qu’Eudox a donné une leçon à Platon dans le placement des convives à un banquet, sur la plan humain, symbolique et géométrique. Est-ce pour cette raison que Platon va l’estimer davantage jusqu’à lui confier la direction de l’Académie pendant son voyage en Sicile pour y rencontrer Denys de Syracuse ? Comment être platonicien et hédoniste ? En considérant le platonisme n’est pas statique et cristallisé. Eudox peut être considéré comme un point de passage entre Platon et Aristote.

Il n’y a pas, dans ce qui reste d’Eudox, de dualisme, de haine du corps, de déconsidération de la chair, ni de célébration de la pulsion de mort. Autrement dit il, n’y a pas de schizophrénie platonicienne. Sa grande thèse est que « la forme est immanente au monde sensible ». Il faut donc aller chercher la forme dans la matière et non dans les idées. C’est une idée qui se retrouvera chez Aristote. Le réel est restauré dans ses prérogatives.

Quatre thèses sont développées pour décrire l’hédonisme d’Eudox :

  • le plaisir est un bien car tous les êtres raisonnables ou non tendent vers lui ;
  • la peine et la souffrance sont des repoussoirs pour tous ;
  • le plaisir est une fin en soi et n’a pas besoin d’un objet associé pour aller vers lui. Nul besoin de chercher dans le plaisir de philosopher le «philosopher», l’important est de chercher de d’obtenir le plaisir, peu importe les moyens ;
  • le plaisir quand il est ajouté à une activité juste ou tempérante rend plus désirable ce bien. Quand on fait le bien et que l’on en tire du plaisir, cela valorise davantage encore le bien que l’on fait.

En résumé, le plaisir est un bien. On aurait pu attendre une définition et une caractérisation du plaisir. On n’en saura pas plus de la part d’Eudox. Aristote se distingue d’Eudox : le plaisir n’est pas une fin en soi. Il n’est positif que s’il est associé à une activité positive. Le plaisir de nuire ne peut être un plaisir, le plaisir de philosopher oui. On n’est plus dans une logique platonicienne qui condamne le plaisir parce qu’il est plaisir mais dans une logique éthique et morale qui ne condamne pas le plaisir en soit mais qui le juge en fonction de son origine. Eudox et Aristote sont toutefois relativement proches dans leurs conceptions du plaisir.

Les présocratiques

Prodicos de Céos (460 – 399 av Jésus-Christ. )

Prodicos est un sophiste. Il est présenté comme un homme à la voix grave, presque inaudible et au débit de paroles singulier. Quatre moments de la vie de Prodicos sont susceptibles d’en faire un hédoniste :

  • Il enseigne dans un réduit prêté par un ami, enveloppé de couvertures et de fourrures. Cette posture est peu ascétique et traduit une certaine mollesse. Il ne cachait pas son goût pour l’argent et pour les facilités qu’il permet ;
  • Philostrate indique dans «la vie des Sophistes» que Prodicos s’adonnait aux plaisirs ;
  • Prodicos s’interrogeait sur l’adéquation entre le signifiant et le signifié. Une réflexion de Prodocos nous est rapportée sur la question du plaisir, de la joie, du bien-être, de la volupté et de la délectation ;
  • La Souda, ensemble de textes concernant l’antiquité, indique que Prodicos est mort à Athènes condamné à boire la ciguë pour avoir corrompu la jeunesse.

Prodicos a laissé un texte appelé «Le choix d’Eracles» qui lui donne une réputation d’ascétisme. Ce texte est perdu et seulement connu par l’intermédiaire de Xenophon, lui même platonicien. Il nous dit que ce texte illustre le principe du Y correspondant au choix entre la vie de plaisir et la vie d’effort.

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