Orazio Puglisi

Le beau ! Quoi d'autre ?

Esthétique Hindoue

Des réflexions esthétiques, produites dès le VIIIe siècle en Inde, ont pour matière le théâtre, qui réunit plusieurs arts (jeu dramatique, poésiemusiquedanse). Aux xe et xie siècles, Abhinavagupta, dans son commentaire l’Abhinavabhāratī, effectue une synthèse de l’esthétique. La philosophie de l’esthétique est un domaine profane. Au centre de l’esthétique hindoue, le concept de Rasa, en sanskrit « essence », « goût » ou « saveur » (littéralement « sève » ou « jus » ), est attribué à Bharata et développé par Abhinavagupta, qui le qualifie d’ « essence de la poésie ». Cette abstraction suggère que les sentiments humains (à chaque sentiment correspond un registre artistique) imprègnent les formes incarnées. Les rasa, que l’on retrouve en théâtre et en poésie, constituent les composantes de l’expérience esthétique46. Émerveillement et béatitude, supérieurs à toute joie quotidienne, représentent l’essence du rasa. Les causes et effets actualisent les dispositions d’esprit permanentes, qui résultent à la fois de l’expérience (y compris artistique) de la vie et des vies antérieures. La combinaison des éléments dramatiques (dans l’œuvre théâtrale) permet ainsi d’éveiller les sentiments, pour en faire des rasa (ces mêmes dispositions sont à l’origine des sentiments ordinaires dans une conception non-esthétique).

Ainsi, le matériau de l’art possède un pouvoir propre de révélation des rasa, qui mène à une expérience de jubilation. Abhinavagupta compare le théâtre aux rites, dans l’agencement des actions porteur d’un pouvoir. Cet art s’oppose à la vie quotidienne, à la satisfaction d’un besoin ou d’un intérêt où les limites de temps, espace et causalité asservissent la conscience. Le temps de la délectation esthétique est le présent, qui correspond à l’éternité. Il ne s’agit pas de représenter (forme de réitération du passé), mais de jubiler.

Le terme de pratibh signifie à la fois inspiration et sensibilité. Il correspond aux perceptions ineffables. La béatitude est l’essence de la conscience à laquelle accède l’artiste (yogin). L’esthétique hindoue prend ainsi une dimension métaphysique47.

 

Le Rasa

Le terme sanskrit rasa (littéralement « sève ») est utilisé dans la tradition classique indienne pour désigner le sentiment propre à une œuvre littéraire, dramatique ou musicale1. Cette théorie esthétique fut d’abord formulée dans le Nâtya-shâstra, un traité sur le théâtre, la danse et la musique. Seuls huit rasa y étaient mentionnés (les neuf mentionnés ci-dessous moins le shanta rasa). Ce terme décrit l’expérience de goût esthétique lors d’une représentation. Ces rasa, expérimentés par le spectateur, sont chacun liés à huit émotions (bhava) fondamentales, appelées sthāyibhāva, qui sont exprimées et développées par l’acteur : rati, “l’amour”; hasa, “le rire”; shoka, “le chagrin”; krodha, la “colère”; utsaha, “l’énergie”; bhaya, “la peur”; jugupsa, “le dégoût”; vismaya, “l’étonnement”. Combinés aux 33 sentiments transitoires (vyabhicaribhava), comme l’embarras ou la jalousie du sentiment amoureux, aux expressions corporelles (anubhava, les acteurs étaient même censés pouvoir rougir, avoir la chair de poule, etc. sur demande) et aux circonstances représentées sur scène (vibhava), ces émotions produisent le rasa2.

Au xexie siècle, Abhinavagupta, adepte du Shivaïsme du Cachemire, écrivit un commentaire au Natya-shastra, dans lequel il décrit le rasa comme différent des émotions ordinaires, ‘hors de ce monde’, ‘transcendant’ (alaukika). Il se produit un processus d’universalisation (sadharanikarana) dans lequel le spectateur doué d’empathie (sahridaya) s’identifie au caractère présenté sur scène. Abhinavagupta met ce processus en parallèle avec celui de l’identification à l’absolu, le brahman et la félicité (ananda) ressenti alors, sans toutefois confondre les deux, le rasa n’étant que temporaire, mais aidant toutefois à la réalisation du second. Cette idée fut reprise par le roi philosophe Bhoja au xie siècle et devint le fondement du vishnouisme de dévotion (la bhakti), pour devenir avec les Gosvamins (disciples de Chaitanya Mahaprabhu, adeptes du vishnouisme gaudiya) un moyen d’atteindre la libération, le moksha2.

Le neuvième rasa : shanta, consolidant les rapports entre esthétique et théologie fut d’abord élaboré dans les milieux bouddhistes et jaïnes, mais fut pleinement traité par Abhinavagupta dans son commentaire du Natya-shastra, l’Abhinavabharati2.

En musique, il désigne plus précisément le caractère donné d’un râga, tel que l’exécutant essaiera de le rendre dans son interprétation. Le rasa est en cela assez proche de l’ἦθος (ethos) de la musique grecque antique.

Les neuf rasa

Les neuf rasa (sanskrit : nava-rasahindi : navras) sont :

  • Shringara (IAST : śṛṅgāra) est un sentiment de nostalgie pour l’amant absent, à la fois sentimental et érotique, comme le πόθος (pothos) grec. Il englobe à la fois l’aspect physique et spirituel de l’amour et on le désigne parfois sous le terme de adi-rasa (« rasa originel ») car il est supposé représenter la force créatrice universelle.
  • Hasya (IAST: hāsya) est un sentiment presque burlesque, incitant au rire. Il s’exprime musicalement à travers des dessins rythmiques syncopés ou un dialogue mélodique et rythmique entre les musiciens (jawab-sawal).
  • Karuna (IAST: karuṇa) est pathétique, triste et plein de larmes, et exprime une extrême solitude et une vive nostalgie.
  • Raudra exprime la fureur ou la colère explosive. Ce rasa s’utilise souvent en art dramatique, mais en musique il peut personnifier la fureur de la nature. Musicalement, il se traduit par une série d’ornements rapides et « tremblants », qui produisent un effet vibratoire menaçant dans les notes graves.
  • Vîra exprime le sentiment d’héroïsme, de bravoure, de majesté, la gloire, la grandeur et une sorte d’excitation noble, une certaine fierté. Exagéré, il verse dans raudra.
  • Bhayanaka (IAST: bhayānaka) est au-delà de raudra.Il vise à provoquer l’effroi, la terreur. Il s’exprime difficilement avec un seul instrument, à moins qu’un texte vocal n’éclaire sa signification exacte.
  • Bibhatsa (IAST bībhatsā) – rempli de dégoût ou le suscitant – est également difficile à exprimer par la musique. Comme le précédent, il s’utilise davantage en art dramatique.
  • Adbhuta traduit la surprise et l’étonnement, la gaieté et même une légère peur, comme lorsque l’on vit une expérience nouvelle, étrange. On peut l’exprimer par une rapidité extrême ou des trouvailles techniques.
  • Shanta (IAST: śānta) exprime la paix, la tranquillité et la sérénité.

Certains mentionnent un dixième rasa, bhakti, imprégné de dévotion et de spiritualité et d’un sentiment presque religieux mais Ravi Shankar le considère comme une combinaison de shanta, karuna et abdhuta.

Notes et références

  1.  The A to Z of Hinduism par B.M. Sullivan publié par Vision Books, page 179, (ISBN 8170945216)
  2. ↑ Revenir plus haut en :a b et c Rasa Theory. Graham M. Schweig et David Buchta

Bibliographie

  • Ravi ShankarMa musique, ma vie, éditions Stock, 1969.
  • Rasa, les neuf visages de l’art indien. Galeries nationales du Grand Palais, . Goswamy brijindra Nath – Association française d’action artistique.
  • Rasa Theory. Graham M. Schweig et David Buchta, dans Brill’s Encyclopedia of Hinduism 2. Edited by Knut A. Jacobsen. Leyde, Brill, 2010.
  • Lyne Bansat-Boudon, Poétique du théâtre indien, Lectures du Nāṭyaśāstra. 1992.

 

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