Orazio Puglisi

Le beau ! Quoi d'autre ?

Entre Orient et Occident

Image mise en avant : Bayâd dans une maison avec des femmes alors qu’il remet une lettre pour Riyâd. Histoire de Bayâd et Riyâd al andalus wa al maghreb. Histoire d’amour arabe

 

Article de 

Thérèse Benjelloun Touimi
Thérèse Benjelloun Touimi est titulaire d’une maîtrise en philosophie ( Université de Lille, 1965).
Thérèse Benjelloun Touimi est titulaire d’une maîtrise en philosophie ( Université de Lille, 1965), d’un DES en Science politique (Université Mohamed V, Casablanca, 1984) et d’un DEA en sociologie générale (Paris VII, 1989). Enseignant les Ressources humaines et la Culture générale dans des Ecoles Supérieures de l’enseignement privé, elle a par ailleurs enseigné la philosophie en lycée et a collaboré à l’hebdomadaire l’Economiste (rubriques « Ressources humaines », « Culture et société ») ou encore aux éditions « Edgar Morin Editeur» (Casablanca).

Thérèse Benjelloun est intervenue à l’occasion de plusieurs colloques ou conférences («Nietzsche et la tragédie », UniversitéCadi Ayyad, Marrakech, 2002; « Quel héritage ? Pour quels légataires ? » Colloque Bourdieu le Pluriel, université Cadi Ayyad,Marrakech, janvier 2003) et a contribué à la revue Prologues (revue maghrébine du livre, « L’interrogation de l’être dans la poésie de Khireddine Mourad : Le Chant à l’Indien », N°33; « Nietzsche : l’Europe au miroir de l’Orient », N°37).
Elle a par ailleurs publié plusieurs essais:
– Visages de la diplomatie marocaine, Eddif, Casablanca, 1991
– Femme, culture, entreprise au Maroc, Wallada, Casablanca, 1994
– Le chant de l’asymétrique ou l’éveil à l’être. La poésie de Khireddine Mourad, calameo.com, 2012

 

L’amour et la poésie sur les chemins de transhumance. Leurs migrations entre mondes musulman et chrétien au Moyen Âge.

Passant par la maison, la maison de Laylâ,

Je baise ce mur-ci, cet autre, et celui-là.
A trop aimer les murs perdrais-tu la raison ?
Non pas les murs, mon cœur : les gens de la maison.
Majnûn [1]
 
« Je suis tout à elle, sans aucune réserve ; elle peut me vendre ou me donner (…) »
Guillaume d’Aquitaine [2]
 
Heureux celui qui devient sourd
Au chant s’il n’est de son amour
Aveugle au jour d’après son jour
Ses yeux sur toi seule fermés
Heureux celui qui meurt d’aimer
Louis Aragon [3]

Nous avons dans ces amoureux un exemple à imiter.
En effet, Dieu n’a rendu ces êtres épris et ne les a éprouvés
dans l’amour qu’ils portent à leurs semblables que pour qu’Il apprécie,
par leur exemple, les arguments de celui qui prétend L’aimer et qui (pourtant) n’est pas
épris comme ceux-là dont l’amour a aliéné la raison et les a éteints à eux-mêmes,
à cause des marques de témoignages que leurs bien-aimés laissent dans leur imagination.
Ibn ‘Arabî [4]

Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement monsieur frère Soleil,
lequel est le jour et par lui tu nous illumines.
Et il est beau et rayonnant avec grande splendeur,
de toi, Très-Haut, il porte la signification.
Saint François d’Assise [5]

Ton Amour – désormais mon destin, ma fortune –
Pour l’œil de mon cœur s’est révélé splendeur
Je n’ai d’autre que Toi, qui du désert fais fleur
Ô Fête en moi, fermement établie !
Râbi’a al-Adawiyya [6]
 

 

Questions de migrations

     
Dans un article consacré à l’influence probablement exercée par la poésie arabe sur celle des troubadours, et à plus lointaine échéance sur le développement des langues et de la culture romanes, un poète souligne le rôle central de la poésie pour l’identité arabe [7]. Les joutes orales connues de la foire d’Okazh, célèbres dès le IIIe siècle, « affermissent, identifient et consolident une langue arabe unique ». S’y ajouteront celles de La Mecque, d’un haut niveau littéraire, avec leurs Mouallaqat [8], quand, avant l’apport décisif de la langue coranique, Imru’l Qays fixe les codes linguistiques et poétiques de la qasida.

« Dès l’origine de la constitution d’une première identité, nous avons comme éléments principaux la langue d’une part et la poésie de l’autre »
écrit Eric Brogniet, qui justifie l’importance de la parole dans le patrimoine culturel arabe par le milieu géographique et la précarité de l’existence nomade.

 Si la parole poétique chante alors l’univers qui l’entoure, où pérégrine et fait halte le nomade pour un nouveau départ, comme elle s’attache à l’honneur de la tribu et aux exploits de ses guerriers, elle se distingue aussi par la place qu’elle accorde à la fragilité humaine soumise aux aléas de l’existence et à la disparition. Relation au monde, elle est aussi ontologie. L’amour, et la femme qui en est à la fois fin et vecteur y trouvent un espace de choix.

Après sa chute devant les Abbassides au VIIIe siècle, la dynastie omeyyade se concentrera vers l’Espagne musulmane et y réalisera son autonomie. Elle y développera sa culture qui peu à peu s’unira aux cultures locales pour s’accomplir dans la poésie arabo-andalouse culminant en particulier au XIIe siècle à Cordoue dans le Collier de la colombe d’Ibn Hazm et les formes raffinées de zajal (en dialecte) et muwashshah (en arabe classique) qui célèbrent la nature, l’amour et mettent la femme à l’honneur.

Avec la multiplication des croisades du monde chrétien au Moyen-Orient et en Espagne, le développement des échanges humains et commerciaux entre Est et Ouest, Sud et Nord, les arts et la culture arabo-islamique se répandent subrepticement dans un monde occidental soumis à la brutalité des guerres et aux lois strictes de l’Eglise. En effet

     « Les croisés apprennent en Orient qu’il y a d’autres plaisirs que piller, violer et se battre, et qu’il y a une morale du guerrier indépendante des vertus religieuses : l’amour profane inspire la pitié pour les vaincus et le respect de la faiblesse humaine » [9] rapporte E. Brogniet.
Aussi la relation aux femmes, en général considérées comme objets de désir brut, mais aussi comme défaillantes, dépendantes, instigatrices au mal, poursuivies par la conception biblique du péché originel qu’Eve aurait inspiré à Adam, peut-elle insensiblement se colorer, au moins dans les classes favorisées, instruites, des règles de bienséance (adab) et devenir, avec ce qui sera nommé plus tard amour courtois, un idéal à atteindre.

La poésie des troubadours, largement éveillée par la poésie arabe et andalouse, se répandant en langue d’oc à partir du XIe siècle depuis la Cour d’Aquitaine pour émigrer avec les trouvères de langue d’oïl vers les pays du Nord et gagner la culture de l’Europe en voie de constitution, n’y serait pas étrangère. Quelles furent ses voies depuis l’Espagne musulmane ? Peut-on considérer sans nuances que la fin’amor (l’amour parfait en occitan), ‘traduite’ par les termes : amour courtois des siècles plus tard [10], retrouve et retrace les élans de l’amour udhri, la tribu des Banu Udhri témoignant que l’amour mène inévitablement à la mort par sa puissance même, sans qu’interviennent forcément des obstacles extérieurs ? Mettre en correspondance les amours de Perceval et de Blanchefleur avec les couples du Collier de la colombe, Qays et Layla avec Tristan et Iseut ou l’histoire devenue légendaire d’Héloïse et Abélard ?

La transhumance poétique et amoureuse ne s’arrête cependant pas aux aventures aussi belles soient-elles, ni aux mythes qui dépassent l’événementiel. L’amour, tel qu’il est vécu et chanté par les spirituels musulmans – les gens du tasawwuf ou Voie soufie –, s’élève par degrés et se transforme depuis le désir charnel jusqu’à l’amour de Dieu. Ibn ‘Arabî l’Arabo-andalou[11] distinguait, au-delà de l’amour naturel qui cherche sa satisfaction personnelle, l’amour spirituel tourné vers soi et vers l’aimé, et le degré de l’amour divin où Dieu s’aime Lui-même à travers le monde, qu’Il a manifesté afin d’être connu et adoré en retour. L’aimé apparaît alors comme lieu de l’amour, ou du désir d’une union où l’aimé, l’amant et l’amour ne font qu’un[12].

      Cette migration de la ‘matière’ vers l’esprit, tenant au sens de l’alchimie se manifeste en poésie dans les années qui suivent la Révélation, et se répandent dès le VIIIe siècle[13] dans l’empire musulman. Trouve-t-elle un écho, et dans quelle mesure – dans cette part de la société occidentale pénétrée des règles de chevalerie et de l’héritage de la poésie arabo-andalouse ? non seulement dans les prolongements de ses mythes amoureux, mais aussi dans les élans mystiques de ses saints tels François d’Assise (XIIIe siècle), Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila (XVIe siècle) écrivant leurs émois dans des poèmes, des œuvres inspirées ou composées sur commande[14] ?

 

L’héritage arabo-andalou de la littérature occidentale

Les historiens du Moyen Âge ont eu tendance à favoriser, dans la naissance de la littérature romane vers les XIe-XIIe siècles, l’influence sans doute réelle du monde gréco-latin et de l’Eglise de Rome, en occultant les contributions qui étaient étrangères à leurs connaissances et à leurs préjugés intellectuels, mis en question par certaines entreprises orientalistes depuis le XIXe siècle – ou du moins par un attrait pour la culture arabo-musulmane. Nous ne nous y attarderons pas.

 On constate donc tardivement aujourd’hui – des réticences persistant – que la culture romane est aussi un héritage du monde arabo-musulman. Les travaux de Lévy-Provençal, Henri Pérès ou Charles Sallefranque parmi bien d’autres en ont apporté des relations probantes.

Henri Pérès note qu’une véritable littérature autochtone naît en Andalousie vers la fin du Xe siècle, alors que, jusque là, elle se contentait de rivaliser avec la poésie arabe d’Orient. ‘Umar Ibn Chuhhaïd et Ibn Hazm en sont les précurseurs. Diwans et anthologies vont alors se succéder jusqu’au début du XIe siècle[15] .

      Les poètes andalous reprennent la plupart des thèmes traités par leurs prédécesseurs orientaux – la nature, la peinture des jardins, les fleurs, l’eau, la nuit… – mais ils leur transmettent une tonalité locale. Ils chantent la fraîcheur des vergers plutôt que le désert, s’approprient les thèmes floraux, les accentuent, leur donnent souvent place d’introduction au poème où s’épanouissent les métaphores, la femme aimée y devenant indissociable de la rose.

La femme et l’amour y occupent, comme dans la poésie arabe, une place prépondérante connue par les zajals et muwashshah. De même la mort inéluctable est évoquée par les refus de la bien-aimée, les affres de la séparation souvent inévitable. La présence même de l’aimée fait craindre sa perte. Ainsi Abou Hafç Ibn Burd dit-il à celle qu’il va quitter :

     « Permets à mes yeux de trouver encore un viatique dans un regard sur ta beauté : Dieu sait si je te reverrai jamais plus ! » [16]
C’est leur exploitation poétique qui distingue ces thèmes du lyrisme des Arabes d’Orient, l’intérêt porté sur un être ou l’accent mis sur tel ou tel aspect du monde. Or, on retrouvera les mêmes thèmes dans la poésie en occitan des troubadours qui naîtra quelques décennies plus tard alors que, en dehors des cantiques latins, il n’avait émergé tardivement en langage vernaculaire que des poèmes épiques, les chansons de geste retraçant les combats de héros relevant plutôt de l’historiographie. Il n’y est pas encore question des valeurs chevaleresques, qui apparaîtront plus tard, curieusement quand se répand l’épopée de ‘Antar[17].

Si les zajals, répandus en Andalûs au XIIe siècle par Ibn Guzman en particulier s’inspirent des thèmes traités par la poésie des Arabes, ils en retiennent également la forme, tout en s’adaptant à la langue vernaculaire, comme le fera plus tard la poésie des troubadours. On la retrouve dans les poèmes de Guillaume IX d’Aquitaine, comte de Poitiers, ‘le premier troubadour’, comme dans les ballades courtoises qui vont leur succéder. De même, la forme poétique sinon la langue du muwashshah se glissera dans les tournures poétiques provençales[18].

 
On se situe à cette époque en effet à un tournant linguistique et littéraire en Europe. Avec Guillaume de Poitiers – qui règne de 1086 jusqu’à sa mort en 1126 – apparaît, affirme Henri Pérès, « une poésie lyrique, entièrement nouvelle par sa forme et toute fondée sur l’amour et le respect de la femme, quand la société d’alors semble n’avoir pour ressorts essentiels que la force et la guerre »[19].

Si les premières chansons – les poèmes étant alors chantés, soit par leurs auteurs soit par les jongleurs et ménestrels assurant un spectacle – de Guillaume IX sont monorimes, comme l’immense majorité des qasidas, une plus grande variété se fait jour au début du XIIe siècle, correspondant à des rimes entrecroisées avec rime isolée en fin de strophe formant refrain, répandues par les poèmes andalous. On identifie cette forme dans la dernière chanson connue du premier troubadour.

 
Le déroulement des Croisades ne sera pas étranger à cette transformation qui va confirmer le passage en littérature des langues vernaculaires, langues d’oc puis d’oïl, aboutissant avec la domination plus tardive de celle-ci, pour des motifs essentiellement politiques, au roman qui donnera son nom à une forme littéraire d’ailleurs encore versifiée dans ses premières manifestations : les romans de Chrétien de Troyes. Les Seigneurs ramènent souvent de leurs expéditions des prisonniers et des captives, musiciennes et danseuses, et le voyage vers l’Orient ne se fait pas sans de longues escales ni sans s’accompagner de parties de plaisir. Au point que l’échec de certaines expéditions fut mis au compte du manque de sérieux des princes et seigneurs qui les entreprenaient, souvent pour obéir au Pape – il possédait encore une puissance incontestable en politique – et se racheter de fautes commises envers l’Eglise[10].

Mais bien des échanges s’accomplissent plus tôt avec l’Espagne musulmane, les premières Croisades n’ayant lieu que tout à la fin du XIe siècle. Des voyageurs, artisans, commerçants, intellectuels, circulent de ville en ville, de cour royale en cour royale. Les poètes colportent eux-mêmes leurs poèmes afin d’en être rétribués. Ils sont même souvent chargés de mission diplomatique. Chanteuses-musiciennes sont invitées à rehausser les fêtes des nobles et des riches chrétiens. Des mariages se concluent entre chrétiens et musulmanes en Espagne et de chaque côté des Pyrénées, par inclination comme pour des raisons politiques : les cultures pérégrinent et se mélangent avec les déplacements des femmes et des hommes.

Les guerres contribuent à ce mouvement. Guillaume IX participa à la première Croisade en Orient, mais aussi à des épisodes de la Reconquista. Son père avait déjà commandé la croisade de Barbastro pour répondre à l’appel du pape à combattre les musulmans en Espagne et ‘libérer’ la ville (1063), ce qui eut à l’époque un grand retentissement non seulement militaire mais également politique, économique et socioculturel. Plus tard Guillaume IX se maria avec la veuve du roi d’Aragon. Aussi les vicissitudes des guerres jouent-elles un rôle non négligeable sur le plan culturel, la domination des armes entraînant les ‘prises de guerre’ humaines et tout ce qu’elles portent de leur culture, les rattachant à leur racines comme aux caprices de leurs maîtres qui se révèlent en cela mécènes.

Cette constante relation entre pays arabes d’Espagne et pays de troubadours n’anime pas que les régions limitrophes. Petite-fille de Guillaume IX, Aliénor d’Aquitaine entretient à Poitiers une Cour raffinée où elle aurait favorisé l’expression poétique des troubadours. Elle épouse successivement le roi de France Louis VII dont elle divorce, puis le futur roi d’Angleterre Henri II. Si elle eut un rôle politique mitigé, elle reste célèbre pour son tempérament décidé : c’est elle qui impose pratiquement à Louis VII de la répudier, chose impensable à l’époque, afin d’épouser Henri Plantagenet ; elle ne cesse d’intervenir dans les luttes entre ses enfants, dont Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre ; elle voyage à travers l’Europe jusqu’à un âge avancé, bien qu’elle ait passé quinze années prisonnière sous le règne de son second époux. Surtout elle apporte avec elle le faste et une culture jusque là inconnue : c’est vraisemblablement par son intermédiaire et celui de ses filles, en particulier Marie de Champagne, que la poésie occitane se transmet aux trouvères de langue d’oïl et migre vers le Nord et vers l’Est de l’Europe.

La littérature en langue latine était née assez tôt en Grande-Bretagne, les récits en dialectes locaux se répandant par l’intermédiaire des bardes. Mais des apports continentaux se font nettement sentir à partir du XIIe siècle grâce aux trouvères qui suivent les déplacements royaux.

En Allemagne on peut considérer qu’une littérature apparait en allemand vers le Xe siècle avec le Chant de Hildebrand. On retient deux siècles plus tard la Chanson des Niebelungen, avant de voir fleurir au XIIIe siècle une littérature de Cour sur le modèle de celle existant en France, répandant avec les légendes du roi Arthur les cycles des Chevaliers de la Table ronde, les mythes amoureux celtiques – Tristan et Iseut, peut-être traduit en français par un trouvère au XIIe siècle – et les exploits de Perceval et Lancelot. Les textes de Maître Eckhart seront écrits quelques décennies plus tard.

En Italie la littérature en diverses langues régionales, parmi lesquelles le toscan va dominer, se développe également aux alentours de la même période. Elle s’enrichit d’apports romans et intègre les légendes nordiques. On situe en 1220 le Cantique des créatures de François d’Assise. Au cours du XIIIe siècle une poésie lyrique de haut niveau se développe en Sicile autour de l’amour courtois à la Cour de Frédéric II Hohenstauffen, qui s’entourait d’artistes arabes et de troubadours . Cherchant à assurer la domination de l’Empire allemand sur l’Italie il entre en lutte ouverte contre Rome et la Papauté. De ces hostilités émergera la langue italienne (le dialecte toscan, dit langue du si), et dès le XIVe siècle la poésie de Dante, Boccace et Pétrarque.

On se tromperait en pensant que ces migrations s’opèrent sous influence, voire brusquement. Les idées rayonnent, rencontrent un terrain propice ; l’art et la poésie circulent, se répandent, d’autant plus vite et mieux que troubadours et trouvères pérégrinent, colportant leurs chansons, qu’ils nourrissent d’histoires circulant dans les campagnes et les châteaux, comme des événements vécus ou racontés. Ainsi se forgent peu à peu des langues littéraires et leurs œuvres, issues de sources multiples et largement liées à la poésie arabe d’Orient transhumant par l’Andalûs.

Elles n’exprimeront plus alors la relation au monde née en Arabie, ni sa philosophie de l’être, mais une recherche esthétique réservée le plus souvent à une élite, et enracinant formes et thèmes venus d’ailleurs dans la culture de leur terroir.

 

 

Références
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[1] Le Fou de Layla. Le Diwân de Majnûn, traduit intégralement de l’arabe, présenté et annoté par André Miquel

[2] Les chansons de Guillaume IX d’Aquitaine, p. 130, v. 12

[3] Le fou d’Elsa, Gallimard NRF, 1963, « Le vrai zadjal d’en mourir », p. 422. Louis Aragon retourne aux sources arabes et andalouses de la poésie amoureuse.

[4] L’interprète des désirs, Albin Michel, Présentation et traduction de Maurice Gloton, 1996, p. 126

[5] « Cantique des créatures »

[6] Stétié, Salah, Râbi’a de feu et de larmes, Albin Michel, 2015, p. 49-50

[7] Brogniet, Eric, « L’influence des poètes arabes préislamiques sur la naissance de l’amour courtois chez les troubadours de langue d’oc », (en ligne), Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2017. Disponible sur : www.arllfb.be

[8] Textes poétiques primés lors des concours et des joutes oratoires à La Mecque entre tribus et affichés aux parois de la Kaaba.

[9] Brogniet, Eric, idem. Il cite René Nelli, L’Érotique des troubadours, Toulouse, Privat, 1963 (réédité dans la collection 10/18, 2 tomes, 1974).

[10] L’expression amour courtois, qui a finalement été retenue, a été forgée en 1883 par Gaston Paris, qui s’appuyait d’une part sur les règles inhérentes à cet art de vivre, d’autre part sur deux vers attribués à Chrétien de Troyes (XIIe siècle) :
« Nul s’il n’est courtois ni sage
Ne peut d’amour rien apprendre. » .

[11] Ibn ‘Arabî est né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240. Il est connu comme ‘le plus grand maître’ – Sheikh al-akbar – dans la Voie soufie. Il fut à la fois théosophe, juriste, poète, théologien, métaphysicien …

[12] Ibn ‘Arabî, Traité de l’amour, introduction, traduction et notes de Maurice Gloton, Albin Michel, 1986.

[13] Les œuvres sont nombreuses. Parmi les premières on notera les poèmes de la Sainte de Bassora, Rabi’a al-Adawiyya (VIIIe siècle)

[14] Nous connaissons ces œuvres le plus souvent dans la mesure où elles ont été autorisées voire commandées par des autorités religieuses, ou répandues dans un souci pédagogique. On peut citer Le château intérieur ou Livre des demeures de Thérèse d’Avila, rédigé par obéissance ; le Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix avec « explication des strophes qui traitent de l’exercice de l’amour entre l’âme et le Christ son époux : on y expose et on y explique quelques points et quelques effets de l’oraison à la demande de la Mère Anne de Jésus Prieure des Carmélites déchaussées du monastère de Saint-Joseph de Grenade. 1584 ».

[15] Henri Pérès, « La poésie arabe d’Andalousie et ses relations possibles avec la poésie des troubadours », L’Islam et l’Occident, ouvrage collectif, Cahiers du Sud, 1947 p. 107 à 130

[16] Cité par Henri Pérès, op. cit. p. 116

[17] ‘Antar est un poète préislamique, né d’un père libre et d’une mère esclave africaine – donc esclave lui-même. Il obtient son affranchissement par sa valeur au combat, mais échoue dans un premier temps à obtenir la main de sa cousine Abla qui l’aime et dont il est amoureux, en raison de son origine sociale et de sa couleur de peau. Il s’obstinera pourtant et ses exploits guerriers lui permettront d’avoir finalement gain de cause.

[18] Brogniet, Eric, op. cit.

[19] Henri Pérès, op. cit. p. 120. Cette rusticité des mœurs est encore bien visible chez Guillaume d’Aquitaine dans ses rapports aux femmes et dans les premiers romans, ceux de Chrétien de Troyes.

[20] Ce fut par exemple le cas de Louis VII et de son épouse Aliénor qui durent se racheter de fautes personnelles et politiques, mais n’arrivèrent peut-être même pas ensemble jusqu’en Asie en raison de leurs escapades familiales et ‘touristiques’ et de leurs conflits conjugaux.

 

 

 

 
Bayâd chante en s’accompagnant du ‘oûd. Histoire de bayâd et riyâd al andalus wa al maghreb. Histoire d’amour arabe

Bayâd chante en s’accompagnant du ‘oûd. Histoire de bayâd et riyâd al andalus wa al maghreb. Histoire d’amour arabe

 

Emergence d’une image nouvelle de la femme et de l’amour

      Les poètes furent ainsi sans doute les témoins sinon les instigateurs de « l’émergence d’une nouvelle vision de la femme et de l’amour » en Occident. Eric Brogniet souligne comment la thématique amoureuse parcourt la poésie – voire la littérature – française, et pourquoi pas européenne, depuis le XIe siècle, « ce dont témoigne entre autres Le Fou d’Elsa, où Aragon revisite tout l’héritage arabo-andalou et remonte aux sources de la poésie arabe de l’amour, le Majnoun Leila. »[22] .

      Si les premières chansons du premier troubadour Guillaume d’Aquitaine traitent des femmes selon une sensualité sans retenue, dans un langage très cru convenant sans doute à son temps mieux qu’au nôtre, Charles Sallefranque note que déjà à son retour de Syrie, puis plus tard après un séjour en Andalousie, sa poésie se renouvelle.

« L’amour se revêt tout à coup, dans ses vers, de noblesse et de pureté ; l’entrelacement de ses rimes se modifie et paraît calqué sur celui des poèmes andalous de type melhoun qu’on appelle zejels (…) »[23] .
      On ne peut expliquer ceci uniquement par une soudaine et nouvelle passion amoureuse – ce dont il était coutumier – pour sa dame de Châtellerault, mais surtout par le fait qu’il avait connu et adopté ce qui s’appellera plus tard l’amour courtois, devenu en Espagne un thème populaire. Des femmes occupaient alors dans les taïfas [24] une place élevée : en témoignent la position de la princesse Ouallada et son Salon littéraire à la Cour de Cordoue dont son amant-poète Ibn Zaïdoun assura largement la renommée, ou encore l’amour de l’émir poète de Séville Mutamid pour son épouse qui elle-même écrivait des vers ainsi que leur fille. Aussi n’est-il pas, selon Charles Sallefranque
« exagéré de dire que les espèces de cours d’amour qui vont se réunir autour des grandes dames de la France d’Oc et de la France d’Oïl ont eu leurs modèles à Séville et à Malaga, à Cordoue et à Grenade[25] ».
      La poésie des troubadours emprunte à leur ancêtre Guillaume « la plupart de leurs thèmes, l’entrelacement de leurs rythmes et de leurs rimes, la disposition de leurs refrains et jusqu’au détail de leurs strophes » [26] . Elle va se transmettre aux trouvères, de la langue d’oc à la langue d’oïl, de même que l’idéal de la fin’amor et l’institution des cours d’amour qui codifiaient l’amour courtois et auxquelles participa Chrétien de Troyes à la demande de la princesse de Champagne, fille d’Aliénor et de Louis VII.

      Si la fin’amor trouve sa source littéraire et thématique dans Le collier de la colombe d’Ibn Hazm, celui-ci ayant repris et poursuivi la quête poétique de l’Irakien Ibn Dawûd, auteur du Kitâb az-Zahra – le Livre de la fleur – elle s’était largement répandue chez les poètes arabo-andalous auxquels les troubadours ont eu accès. L’amour y est vu comme puissance, voire comme une foi religieusement accordée à la Dame. C’est la présence de l’être aimé, homme ou femme, qui est recherchée, bien plus que sa possession et, dans un environnement surtout dédié à la virilité, la femme en est la première bénéficiaire. L’obéissance lui est due.

      Ainsi Abd er-Rahman IV calife de Cordoue écrit, à propos de son mariage avec sa cousine Habiba :

« J’ai stipulé comme condition que je la servirai comme un esclave, et j’ai conduit vers elle mon âme comme ma dot d’amour ».[27]
      La chasteté est le gage de la dévotion de l’amant, qui le plus souvent parle de sa bien-aimée au masculin, la nommant son maître et son seigneur – Mawlaya, Sayyidi – sans doute pour mieux garder le secret d’une inclination dont l’ébruitement risquerait de nuire à la réputation de la Dame, mais surtout de lui ôter en la publiant la grâce qui l’auréole : il ne s’agit pas tant de cacher l’inavouable que de préserver la part de mystère sans lequel la lumière perd son éclat.

      Aussi l’amant et sa dame doivent-ils se garder des indiscrets – conseilleurs, délateurs, rivaux… qui se nommeront raqib, wasi en arabe, gardador ou lauzengier en occitan. Les souverains eux-mêmes craignent les jaloux.

      La prudence et la courtoisie imposent de ne pas nommer la dame mais de n’user que d’un pseudonyme, souvent masculin – coutume qui s’imposait déjà dans la civilisation nomade comme dans des cultures antiques.

      Dans une société à dominante mâle, soumise à des lois morales qui lui sont contraires et dans un climat social qui, en dépit d’exceptions, confère aux femmes une place d’infériorité et de soumission, l’amour devient paradoxalement un thème poétique de la littérature romane, sous le rayonnement de la poésie arabo-andalouse. Il relève d’autres règles, imposant le respect de la dame, voire son adulation.

      La distance initiale qu’il impose est porteuse de désir, « fin et moteur de l’expérience amoureuse » [28] , dans une exaltation à la fois affective, esthétique, poétique – la joy des troubadours. Les relations charnelles ne sont pas interdites [29]. La chasteté est toutefois largement recommandée, non pas tellement par crainte du péché, mais pour répondre à la ferveur amoureuse, à une haute idée de l’amour.

      Dans sa transhumance vers le nord de la France, l’amour courtois change de visage tout en conservant la plupart de ses caractéristiques : avec Chrétien de Troyes la fin’amor s’inscrit plutôt « dans le cadre chrétien et social du mariage, le désignant comme la voie de l’accomplissement éthique fondamental et indispensable à la perfection individuelle » [30].

      La poésie n’a sans doute pas totalement transformé les mœurs. La fin’amor et les cours d’amour étaient le fait de classes favorisées et instruites. Elle a cependant donné aux sociétés occidentales un idéal « sans lequel toute civilisation régresse ou est impossible ». En effet, écrit E. Brogniet

      « (…) la femme, surtout, il est vrai, dans les classes élevées, joua entre le VIIIe et le XVe siècle un rôle social et culturel non négligeable, contribuant notablement à la « civilisation des mœurs ». L’amour courtois représente un idéal à atteindre. Si la réalité sociale, l’existence des classes, l’usage courant et les mœurs du temps ont été ou sont encore éloignés de cet idéal, il n’empêche que l’action civilisatrice, de tous temps, a besoin d’un horizon culturel, d’une « ligne claire » pour que la société se transforme progressivement. »[31]
Cette transformation est à mettre en partie – il ne faut pas exclure des mouvements parallèles, semblables et contraires issus d’horizons divers qui la structureront dans son évolution – au crédit des échanges interculturels et au rayonnement de la poésie arabo-andalouse. Elle va, et c’est un paradoxe quand on pense aux préjugés concernant le monde musulman parcourant l’actuelle société occidentale, permettre une « action structurante et civilisatrice au cœur du monde occidental à un moment clé de son Histoire » et montrer « que l’influence du monde arabe sur celle-ci n’a pas été anodine »[32] en lui insufflant une idée de l’amour et le respect de la femme.

La poésie a su la transmettre, sans doute dans la mesure où le poète possède la capacité de saisir ce qui échappe à la majorité des hommes enlisés dans la poursuite des biens matériels, d’éveiller à l’être de ce qui est, quand son rythme et ses mots vont susciter l’écoute et la mémoire.

 

L’amour et ses divagations

     

      La fin’amor a sans doute été d’abord un thème littéraire, qui va toucher un public par l’expérience qu’en ont les hommes et les femmes, la poésie inspirant ensuite une forme idéale des relations qui les unissent, dans ses mots comme dans son rythme. Elle répond à des usages qui s’intègrent dans le monde féodal tout en le mettant en question : l’Aimé(e) est suzerain par rapport à l’Amant-vassal.
 

      Or la Dame est le plus souvent d’une classe supérieure à celle de son Amant : reine quand il est simple chevalier, à l’instar de Guenièvre et de Lancelot ; Blanchefleur, princesse d’un domaine attaqué par des envahisseurs, devant un Perceval totalement ignorant de son origine comme des convenances les plus courantes mais avide de la défendre… Inaccessible donc, et souvent menacée dans sa faiblesse qui doit être protégée, elle devient par là dominante. Aussi Perceval va-t-il mettre sa vie et ses armes au service de Blanchefleur, comme Lancelot va le faire en faveur de Guenièvre.

 

      En tous cas la Dame doit être conquise : le chevalier devra ainsi respecter la bienséance (al ‘adab des Arabo-andalous), mais encore accomplir des exploits qui lui permettront peu à peu, s’il en sort victorieux, de gagner des droits à l’affection voire aux témoignages d’amour, fidèle en cela aux règles de la chevalerie – à laquelle l’épopée de ‘Antar et l’esprit chevaleresque des nomades ne seraient pas étrangers – qui se répandent à peu près en même temps que les codes de l’amour courtois.

 

      Le merveilleux jaillit à chaque instant dans les récits : non seulement dans les épisodes rapides et fantastiques des combats, mais dans les réceptions extraordinaires et l’intervention de fées et de magiciens : Lancelot est élevé par la Fée du Lac (d’où son nom de Lancelot du Lac), les portes des châteaux s’ouvrent et se ferment devant lui par magie…

 

      Il faut bien voir que cette littérature qui nous est parvenue était encore destinée à être écoutée plutôt que lue individuellement. Elle ne s’adressait pas seulement à des lettrés, même si les classes qui la soutenaient étaient instruites, et la langue vernaculaire n’avait pas encore subi l’évolution de son accès à sa littéralité. Il fallait faire appel aux images, aux symboles connus et à l’inouï afin de retenir l’attention des auditeurs.

 

      Mais on constate que l’amour courtois, dans son vécu tel qu’il nous est rendu, ne s’épanouit qu’à partir d’obstacles, voire les provoque quand ils n’existent pas. Car si la différence de classe peut être dépassée par l’accomplissement des exploits, si la bravoure permet de franchir les étapes, la Dame est souvent déjà mariée, ou à une trop grande distance sociale, ce qui, pourrait-on dire, stimule l’élan amoureux, le rendant encore plus risqué. L’amour devient en lui-même une épreuve à subir, au sens où il porte avec son éveil le péril de mort, plus par souci de le faire vivre que par conscience de la précarité des choses humaines.

Cela persistera dans la littérature française, dont on a pu dire que la passion n’intéresse un public que si elle est malheureuse.

Dans le même temps, si les Chansons de Guillaume avaient choqué la Papauté comme le feront ensuite celles de la plupart des troubadours, si Perceval va devoir apprendre à respecter les femmes et les liens conjugaux ou les commandements de l’Eglise , il n’en demeure pas moins que l’amour apparaît comme une force de transgression, à la fois des règles de vie en société et de la morale prêchée par l’Eglise. Il impose son propre code, que les Cours d’amour tenteront de mettre au clair.

L’Arabo-andalou Ibn Hazm l’avait discerné : dans Le Collier de la colombe, après avoir chanté l’amour, il expose en effet comment il est nécessaire d’en réglementer l’accomplissement, selon l’éthique musulmane, et d’en punir sévèrement les débordements[36].
 
C’est bien la légende d’un amour, transgressif s’il en est, qui a ému l’Europe depuis plus d’un millénaire et nourri sa littérature comme la musique et les arts divers. Pourtant il ne fut sans doute pas à proprement parler amour courtois.
 
Il semble que le récit d’origine celte des amours de Tristan et Iseut ait commencé à se répandre par l’intermédiaire des bardes dès le IXe siècle, et que le ‘premier troubadour’ en ait eu connaissance, avant d’être écrit par Béroul puis Thomas d’Angleterre en langue romane au XIIe dans l’esprit de courtoisie, puis encore en différentes versions et langues. Il trouve à la fin du XIXe siècle son expression contemporaine en français avec le Roman de Tristan et Yseut de Joseph Bédier qui reprend les anciens manuscrits.

L’aura de merveilleux qui l’entoure, les exploits accomplis par Tristan pour le Roi, les obstacles qui se multiplient sur le chemin des amants, leur relation interdite, malgré l’amour total qui les unit jusqu’à excuser leurs mensonges – puisqu’ils ont bu accidentellement le philtre qui ne leur était pas destiné, mais au futur couple d’Iseut avec le roi Marc – tout cela pourrait faire pencher en faveur de la fin’amor.

Pourtant il n’en est rien, même si leur roman s’inscrit dans cet environnement littéraire, déjà dans la mesure où leur passion est fatale, hors de tout choix personnel puisque conditionnée par une erreur et par la magie, ce qui rend réciproque leur relation – voire égalitaire, non-féodale. Iseut n’a pas à être conquise car elle est vaincue, d’emblée, et les exploits de Tristan la concernent peu, sauf quand elle craint pour sa vie ou celle de son amant. Les prouesses qu’il exécute ne sont que manifestations de sa vassalité par rapport au Roi, voire de son ambition d’héritier possible du Trône. Elles peuvent même aller à son encontre quand, avant de rencontrer en Irlande la future reine il est vrai, il combat et tue son frère le Morholt pour libérer la Cornouaille de ses exigences.

Contrairement à tous les codes de la chevalerie, Tristan trahit son Roi en commettant l’adultère avec son épouse qu’il avait pour mission de ramener à la Cour. Il le trompe pour la rejoindre ou la disculper comme lui-même – quand par exemple il se déguise en mendiant afin de faire passer un gué à Iseut qui pourra ensuite jurer de sa fidélité à Marc par subterfuge[37] et éviter ainsi le jugement de l’Eglise auquel elle était soumise en raison des lois et de la jalousie du Roi. Par leurs ruses, par la liberté laissée à leur désir non maîtrisé, le couple d’amants enfreint sous l’effet de leur passion toutes les règles de l’amour courtois comme celles qui structurent la société.

      L’empreinte des différentes cultures régionales a peut-être dévoyé la fin’amor, lui a tout au moins donné une autre forme d’expression, en subvertissant les valeurs courtoises et féodales.

La légende appartient cependant à une forme de mythologie des sociétés de l’Occident européen. Peut-être affleure-t-il dans cet engouement un fantasme d’insoumission trouvant dans la fiction de ces amants la possibilité de se déployer sans dommages… Mais leur amour émeut d’autant plus qu’il est voué à la mort : s’ils ont pu échapper aux épreuves imposées par l’époux royal et les rivaux de Tristan, par le temps qui ne les épargne pas, ils échoueront devant la jalousie de la femme, pâle double d’Iseut la Blonde, que Tristan a fini par épouser en Bretagne où il est exilé et que, dit-on, il n’a jamais touchée. Il mourra du mensonge dont elle le trompera, lui laissant croire que son ancienne amante n’a pas répondu à son appel pour le guérir – et celle-ci ne lui survivra pas.

Leur mort sauve-t-elle l’amour ? La fatalité d’une passion est-elle son viatique ? Certaines versions de la légende racontent que le roi Marc leur accorda un pardon définitif à ce moment et les fit enterrer côte à côte…

Une autre histoire d’amour, réelle celle-là, a défrayé la chronique de ce même XIIe siècle en France pour devenir légende et hanter poésie et littérature. Pierre Abélard, philosophe et théologien, enseignant déjà réputé dans le monde roman, clerc promis à une carrière ecclésiastique brillante, décide de séduire la jeune Héloïse dont le savoir, exceptionnel chez une femme à l’époque, lui doit une renommée jusqu’en dehors de Paris. Il propose à son oncle chanoine de lui donner des leçons, ce qui est accepté. L’un et l’autre s’écrivent d’abord – en un latin raffiné. Le dessein d’Abélard réussit et le piège. La passion naît entre eux et déploie toute son ardeur. S’ensuivront des échanges intellectuels intenses de professeur à disciple dans lesquels chacun s’inspire des pensées et de l’érudition de l’autre, mêlés à leurs transports amoureux.

Héloïse épouse l’ambition d’Abélard , son maître, se soumet à lui sans perdre de sa grandeur. Elevée dans un milieu d’Eglise elle défend l’amour libre puis, contrainte de l’épouser secrètement quand le scandale éclate , accepte non sans douleur, pour lui obéir, d’entrer au couvent et de prendre le voile, alors qu’il devient lui-même moine, et sera poursuivi jusqu’à sa mort, voire condamné par les tribunaux ecclésiastiques pour des idées jugées hérétiques.

Après des années de silence et avoir eu connaissance du livre où il expose leur relation et les calamités qui l’ont accablé, elle lui écrit – toujours en latin. Lettres d’amour et de reproches d’abord, d’un grand raffinement littéraire , qui peu à peu, au fil des réponses attentives et tempérées d’Abélard se transformeront en épitres d’échanges intellectuels, théologiques, demandes de conseils pour gérer les religieuses dont elle est responsable …

Il en ressort une certaine conception morale privilégiant l’intention de l’acte sur sa conformité à la loi, et une volonté de faire évoluer le statut des femmes par l’éducation, à laquelle l’un et l’autre participent : Héloïse demande que les religieuses puissent être informées, instruites au même titre que les moines ; qu’elles puissent avoir accès aux textes sacrés ; qu’elles disposent de règles religieuses égalitaires mais non pas identiques aux leurs, de conditions de vie plus souples. Abélard y agrée . Et l’on serait tenté de dire que le visage de l’amoureuse soumise à son amant-époux ne cache pas mais accompagne la lumière d’une quête de savoir, de partage, de justice, dégagée de toute hypocrisie . Figure que ne dédaigne pas, de loin s’en faut, son époux.

Celui-ci insiste cependant sur le rôle dévolu aux femmes : la femme est d’un haut mérite, elle dispose d’une grâce divine spéciale et peut dépasser l’homme en spiritualité malgré sa faiblesse et bien qu’elle soit foncièrement pécheresse, à l’instar d’Eve, instigatrice du péché d’Adam. Une condition s’impose : qu’elle préserve sa virginité, ou si, devenue veuve, elle se garde du remariage et se retire au couvent sans faillir à la morale. En dernier ressort si, étant mariée, elle reste soumise à son époux et à sa fonction maternelle.

 Au fil des lettres qu’ils échangent, le ton d’Abélard, d’abord réservé, se fait plus doux. Il accepte ce rôle de conseiller qu’Héloïse lui demande d’assumer dans la mesure où la passion du passé s’est apaisée et où, bien qu’elle soit entrée au couvent sans vocation et y ait toujours gardé vivant le souvenir de son amour, elle l’a dépassé tout en en faisant une clarté qui la guide dans sa vie spirituelle.

Est-il encore pertinent de chercher dans leur histoire devenue légendaire les éléments d’amour courtois qui parcourent le siècle et la littérature de l’époque, même si l’un et l’autre ont écrit des poèmes – latins – pour les goliards[45] dans leur jeunesse, si Héloïse s’incline devant Abélard, si elle s’efforce pour lui à une obéissance et à une fidélité qui la grandissent, si leur relation se poursuit dans une amitié[46] qu’elle prônait déjà dans ses premières lettres ?

L’image de la femme éperdument amoureuse est celle qui a marqué la légende. Cependant un poète en a deviné la portée spirituelle pour l’exalter. Rainer Maria Rilke a senti que les femmes qui aiment totalement à l’instar d’Héloïse effacent leur ego sans perdre leur fermeté, s’oublient plutôt que les hommes dans leur passion, dépassée sans avoir besoin de la répudier.

Extraite d’une côte d’Adam ou émanation de l’âme unique, Eve « désire ardemment reconstituer cette totalité non divisée et très ancienne, et ce désir de totalité est peut-être plus intense chez l’élément partiel que le désir de retrouver l’élément partiel arraché ne l’est chez la totalité » suggère Annemarie Schimmel [47].

Rilke retient quelques noms, parmi lesquels ceux de Mariana Alcoforado la religieuse portugaise dont il traduit les lettres qu’il considère authentiques, de Louise Labbé, d’Héloïse :

« Autour de celles qui aiment il n’est que sécurité. (…) Elles se jettent à la poursuite de celui qu’elles ont perdu, mais dès les premiers pas, elles l’ont dépassé, et il n’y a plus devant elles que Dieu »[48].
Philippe Jaccottet souligne à quel point le poète ressentait une profonde nostalgie de l’amour courtois, dans lequel il reconnaissait « une horreur des désillusions de la chair » [49] , sans doute aussi une vénération de la femme, et relève qu’à ses yeux, l’amour ne s’accomplissait totalement que lorsque
 « nous n’avons plus besoin de cette invite pour faire irruption de tout notre cœur dans un amour à qui suffise le signe d’une direction.[50] »
Bien qu’il ait lu des poètes arabes et se soit intéressé à la culture de l’islam, Rilke n’évoque pas les amours de Qays et Layla, dont l’histoire inspire la poésie arabe d’Orient et d’Occident comme elle oriente vers la voie de l’Amour divin dans le monde musulman, vers la migration de l’âme et la libération de la parole poétique.
 

Références

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[22] Brogniet, Eric, op. cit. p. 1. On peut aussi évoquer un des derniers troubadours, en France, auteur, compositeur, interprète, Georges Brassens (1921-1981)

[23] Sallefranque, Charles, « Périples de l’amour en Orient et en Occident. Les origines arabes de l’amour courtois », L’Islam et l’Occident, op. cit. p. 94

[24] Petites royautés musulmanes.

[25] Sallefranque, Charles, op. cit. p. 96

[26] Idem, p.

[27] Cité par Sallefranque, Charles, op. cit. p. 97

[28] Labère, Nelly, Littératures du Moyen Âge, PUF, 2009, p. 144

[29] Elles peuvent l’être pour des raisons éthiques, en particulier chez un poète comme Ibn Hazm. Mais Guillaume IX n’hésite pas à scandaliser l’Eglise romaine par sa conduite et ce qu’il en relate. Et on verra que les mythes amoureux occidentaux ignorent souvent cette interdiction, ou du moins la transgressent. Mais relèvent-ils de l’amour courtois ? Ou bien l’amour courtois n’a-t-il pas pris de l’autonomie par rapport à son modèle arabe ?

[30] Labère, Nelly, op. cit. p. 177

[31] Brogniet, Eric, op. cit. p. 15. Les préjugés ont persisté jusqu’à ce jour. Un préfacier, Pierre Delorme, écrivait dans une présentation des Lettres de la religieuse portugaise, NOE, 1963, qu’il ne pouvait croire à l’authenticité de ces lettres si elles étaient attribuées à Mariana Alcoforado dans la mesure où les femmes portugaises du XVIIe siècle n’étaient pas instruites et où elles ne pouvaient être atteintes par la passion. « Elles semblent, en réalité, figées dans de profondes habitudes ancestrales d’effacement et de résignation. Qui ne connaît en effet la tristesse assez désespérée des fados (…) et ce fatalisme que les amours portugaises ont hérité de la conquête maure ? ». p. 23 Il en accuse l’influence du clergé catholique mais surtout « les séquelles de la civilisation arabe ». p. 22

[32] Brogniet, Eric, idem

[33] Il faut souligner que si la Chevalerie fut une institution d’abord militaire en France avant d’être gagnée par des valeurs autres que la bravoure – d’où l’évolution des chansons de geste – ce ne fut pas le cas en Arabie où c’est un esprit qui domine, indépendamment de toute institution. Voir Boutros-Ghali, Wacyf, La tradition chevaleresque des Arabes, EDDIF Casablanca, 1996 (1ère édition Plon-Nourrit et Cie, 1919) et Al-Sulami, Futuwah. Traité de chevalerie soufie, traduit, introduit et annoté par F. Skali, Albin Michel, 1989

[34] Il sera excommunié provisoirement en 1115 pour avoir abandonné sa seconde épouse – l’ancienne reine d’Aragon – en faveur de sa dame de Châtellerault, la ‘Maubergeonne’, mariée à l’un de ses vassaux, et avoir jeté son dévolu sur des biens appartenant à la Papauté. Il se rachètera plus tard par des dons à l’Eglise, et peut-être par sa participation à des guerres contre les Musulmans en Espagne autour de 1123.

[35] Devant tous les débordements amoureux qui provoquent des conflits et servent les rivalités politiques, l’Eglise va, lors du IVe concile de Latran en 1215, faire du mariage en vue de la procréation un sacrement indissoluble sauf par la mort d’un des époux, et consacrer la soumission de l’épouse à son mari. Elle s’appuyait jusque là sur une parabole évangélique faisant dire à Jésus que les époux forment une seule chair et sur la Première épitre aux Corinthiens de Saint Paul. Mais l’union n’avait pas valeur sacrée. Il faudra attendre le concile de Trente en 1563 pour que l’Eglise admette aussi la ‘réjouissance mutuelle’ du couple dans le mariage.

[36] Ibn Hazm écrit : « Sache que l’amour est souverain sur les hommes, et qu’il tranche sans appel. Il est à la fois prince, juge et glaive, Ses ordres ne souffrent pas d’objection, ses lois ne tolèrent pas la rébellion. On n’envahit pas son empire, l’obéissance ne s’y marchande pas, on ne s’y dérobe pas à son devoir. Il défait ce qui était lié, dénoue ce qui était tressé, libère ce qui était gelé, renverse ce qui était établi, s’invite dans les logements du cœur et y autorise l’interdit ». De l’amour et des amants, op. cit. p. 63

[37] Elle jure n’avoir jamais eu entre les jambes que son époux et le passeur qui l’a portée sur son dos de l’autre côté du gué, se dégageant ainsi à la fois d’un mensonge et d’un aveu qui l’auraient fait échouer dans l’épreuve du feu. Elle souhaite alors échapper aux difficultés de son aventure amoureuse sans toutefois y renoncer.

[38] Elle refuse qu’il gâche son avenir ecclésiastique d’enseignant pour subvenir aux besoins d’une famille. Elle veut être son amie, « sa prostituée plutôt que son épouse ».

[39] Le chanoine ayant fini par surprendre leur liaison devenue publique, puis un enfant étant né, Abélard se voit contraint au mariage qu’il essaie de garder secret pour sauver sa carrière, en accord avec Héloïse, puis l’oblige à se réfugier (pour la protéger dit-on aussi) au couvent d’Argenteuil où il la rejoint parfois en cachette. Le chanoine furieux de ces machinations se venge en faisant châtrer Abélard par des sbires, à la consternation générale, et celui-ci se voit obligé de se retirer dans un monastère où il continuera sa mission intellectuelle en théologie. Porteur d’une pensée originale à l’époque et d’un droit moderne dans l’Eglise, partisan d’une confrontation des textes sacrés avec la philosophie et de l’éducation des femmes, il participe à la querelle des universaux et sera condamné pour hérésie à deux reprises, en 1121 et en 1140. Un ouvrage controversé est brûlé en 1123.

[40] Lettres d’Abélard et d’Héloïse, traduction nouvelle d’après le texte de Victor Cousin, précédée d’une introduction par Octave Gréard, 2ème édition, Paris, Garnier Frères, Libraires-Editeurs, 1875. Egalement Mews, Constant J., « Les lettres d’amour perdues et la théologie d’Abélard », Pierre Abélard, Colloque international de Nantes, Presses Universitaires de Rennes, p. 137 à 159

[41] « Peut-être mettras-tu plus de zèle à t’acquitter de ta dette à l’égard de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu, dans la personne de celle qui s’est donnée exclusivement à toi. » Lettres… p. 15-16

[42] Les règles qu’Héloïse a fait accepter pour son couvent, composées par Abélard, ne lui survivront pas.

[43] Elle écrit en forme de salutation d’une de ses lettres : « À son maître ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur ; à Abélard, Héloïse. » idem, p. 16

[44] « Trêve aux éloges ! répond-elle avec une étrange véhémence à Abélard, qui avait essayé de flatter sa peine, en lui faisant chrétiennement entrevoir la récompense de ses mérites : on vante ma sagesse ; c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie ; on porte au compte de la vertu la chasteté de la chair, comme si la vertu était l’affaire du corps et non celle de l’âme ! si je suis glorifiée parmi les hommes, je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit ce qui est caché. L’éloge venant de vous est d’autant plus dangereux qu’il me séduit et m’enivre… Non je ne cherche pas la couronne de la victoire… Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura bien assez fait pour moi. » idem, p. 17

[45] Les goliards sont des clercs itinérants, entre les XIIe et XIIIe siècles, connus pour écrire, en latin, des chansons à boire et d’amour (Carmina Burana de Carl Orff par exemple), comme des poèmes satiriques qu’ils chantent et mettent parfois en scène dans le but de ridiculiser l’Eglise, la Noblesse, l’hypocrisie sociale. Ils se retrouvent souvent excommuniés.

[46] amicitia : au sens que lui donne Cicéron, c’est-à-dire comme qualité intérieure d’un individu, loin de toute recherche d’intérêt.

[47] Schimmel, Annemarie, L’Islam au féminin, la femme dans la spiritualité musulmane, traduit de l’allemand par Sabine Thiel, Albin Michel, 2000, p. 128. En fait, Annemarie Schimmel évoque l’image biblique mais non coranique d’Eve tirée d’une côte d’Adam, donc partie de celui-ci.

[48] Rilke, Rainer Maria, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, in Œuvres I Prose, Seuil 1972, 2ème édition établie et présentée par Paul de Man, p. 700

[49] Jaccottet, Philippe, Rilke, Seuil, 2006, p. 73

[50] S.W.VI, p. 924/5 cité par Philippe Jaccottet, op. cit. p. 71
 

 

 

 
Bayâd dans une maison avec des femmes alors qu'il remet une lettre pour Riyâd. Histoire de Bayâd et Riyâd al andalus wa al maghreb. Histoire d’amour arabe

Bayâd dans une maison avec des femmes alors qu’il remet une lettre pour Riyâd. Histoire de Bayâd et Riyâd al andalus wa al maghreb. Histoire d’amour arabe

 

PARTIE 3

 

Amour et poésie dans leurs exodes vers le Divin

      Dans un chapitre de son œuvre maîtresse Al-Futûhât al-makkiyya, traduit par Maurice Gloton sous le titre Traité de l’amour, Ibn ‘Arabî montre que l’on aime naturellement ce qui nous fait éprouver du plaisir et du bonheur : on n’aime donc pas un être pour lui mais pour soi-même. Y prend part et s’en distingue l’amour élémentaire (‘unçurî), tel celui unissant le couple légendaire de Qays et Layla, qui se concentre exclusivement sur un seul être. Il s’agit en ce cas d’une véritable station (maqâm) présentant des similitudes avec l’amour divin et l’amour spirituel .

      C’est la raison pour laquelle il peut écrire dans le commentaire d’un poème de L’interprète des désirs à l’intention de religieux qui ont mal interprété son œuvre, y voyant « une atteinte à la religion et à la pudeur » – discréditant par là-même « les couples d’amour courtois, les vers galants » et portant à douter « des secrets divins (déposés en eux) » : « Nous avons dans ces amoureux un exemple à imiter. En effet, Dieu n’a rendu ces êtres épris et ne les a éprouvés dans l’amour qu’ils portent à leurs semblables que pour qu’Il apprécie, par leur exemple, les arguments de celui qui prétend L’aimer et qui (pourtant) n’est pas épris comme ceux-là dont l’amour a aliéné la raison et les a éteints à eux-mêmes, à cause des marques de témoignages que leurs bien-aimés laissent dans leur imagination. »

      Dans un autre de ses textes inspirés parmi les plus fondamentaux, Ibn ‘Arabî commente le hadîth dans lequel le prophète Muhammad déclare avoir aimé trois choses de ce monde : les femmes, le parfum et la prière .

      Dieu crée l’homme, Adam ou l’Âme unique, en insufflant Son esprit de Lumière dans un réceptacle d’eau et d’argile, selon Sa forme. Puis Il en tire, à son intention, une compagne qu’Il appelle femme. « Elle apparut selon la forme de l’homme qui éprouva alors pour elle la vive attirance qu’une chose a pour elle-même ; de son côté, elle éprouva pour lui l’attirance qu’une chose a pour son pays natal. »

      La femme dédouble l’homme, tend vers lui comme il tend vers Dieu. Ils sont, l’un et l’autre, partenaires d’un couple où l’élément féminin ne joue aucun rôle négatif, contrairement à l’image biblique d’Eve : leur transgression sera commune, comme la sanction, le repentir et la longue marche les ramenant à l’unité perdue. Le Message coranique l’assure .

      Issue de l’Âme unique, la femme est identique en son essence à son compagnon masculin. En revanche, si sa détermination cosmique est seconde, « en elle(s), la contemplation de Dieu est plus parfaite » . Née de l’homme, elle est le miroir à la fois de l’aspect passif et de l’aspect actif de l’action divine, et il peut y contempler son Créateur à partir de ce qui émane de lui-même. Il retrouve en elle son unité, et l’aime alors d’un amour spirituel . C’est à ce niveau que le Prophète aimait les femmes.

      L’être féminin, écrit Henry Corbin, « révèle l’homme à lui-même ». Or « qui se connaît soi-même connaît son Seigneur » : aussi en sa compagne aime-t-il son Seigneur. Et c’est par ignorance, insouciance, oubli, qu’il ne cherche que sa propre jouissance ou voit en sa beauté un objet de tentation à combattre.

      « La femme est un rayon de Dieu, elle n’est pas cette bien-aimée terrestre : elle est créature, et pourtant il semble qu’elle ne soit pas créée. » écrit un poète soufi de ce même XIIIe siècle.

      Dieu ne pouvant pas être appréhendé directement, l’humanité ne l’aime qu’à travers ses reflets, d’une manière propre à chacun – donc également à travers un amour terrestre, à travers ce « qui se manifeste avec le plus de force en lui » .       L’amour de Qays pour Layla connaissait cette force. Sans nécessiter d’obstacles pour le raviver, ou de codes, ou d’exploits à accomplir pour la conquérir. Il était, total, et partagé. Dépassé par sa propre puissance qui le possédait, le plongeait dans un désir de désir pérenne que la réalité du monde ne pouvait lui offrir.

      Rien ne s’opposait à leur union. Ils étaient cousins, lui de la tribu des Banû ‘Amir, elle de la tribu des Banû Udhri. Mais, rendu fou par son amour – majnûn – possédé – Qays rompt le code d’honneur de la tribu en clamant à tous vents le nom et les vertus de sa bien-aimée, ce à quoi les pères ne peuvent agréer dans une société bédouine. Aussi la main de Layla lui est-elle refusée à plusieurs reprises, et celui qui est devenu Majnûn Layla – le Fou de Layla – se met à errer dans le désert avec les bêtes, composant des poèmes à celle qu’il aime et ne voit plus quand elle tente de s’approcher de lui pour le ramener à la raison.

      On raconte même qu’un jour elle vint le trouver sous la tente de son père et se fit annoncer : Qays la fit renvoyer, car Layla le troublait dans son amour pour elle .

      Mariée contre son gré, Layla quitte la région mais se refusera à son époux par fidélité à son amour. Son chagrin l’emportera. Et l’on retrouvera un jour le corps de Qays, mort d’épuisement en écrivant un dernier poème à son Aimée.       Majnûn Layla a peut-être existé. Ou son image a fait des émules. Des poèmes sont demeurés, sous son nom . Son histoire, authentique ou non, s’est transformée en mythe et parcourt, depuis – on ne sait trop – peut-être la période antéislamique, au moins le VIIIe siècle, un espace courant de l’Inde jusqu’en Andalûs, surtout quand elle est écrite au XIIe siècle par Nizamî, un poète persan.

      On rattache la légende de Majnûn à la tradition arabe de l’amour dit amour udhri – du nom de la tribu à laquelle aurait appartenu Layla. La passion éperdue dont mouraient les amants qui y vivaient nécessitait que le désir reste désir, n’ayant aucune perspective de se perpétuer en se réalisant.

      Cette tradition enchante le lyrisme poétique arabe dans toutes ses migrations, vers l’Orient – Nizamî, Rûmî, plus tard Djamî, pour ne citer que ces poètes – comme vers l’Occident – Ibn Hazm lecteur du Livre de la Fleur d’Ibn Dawûd. Elle s’appuie sur le hadîth prophétique assurant que « Quiconque éprouve un sentiment d’amour chaste, tombe amoureux de quelqu’un et, n’ayant pu s’unir à lui par le lien du mariage et cache ce sentiment jusqu’à sa mort, meurt en martyr » .

      Elle se retrouve dans la parenté de l’amour et de la mort, parfois plus littéraire que concrète, chez les troubadours, et dotée des particularités socioculturelles où elle reprend racines.

      La sociologie a pu mettre en question la thèse de l’amour udhrî, considérant qu’elle naissait dans des tribus ‘oubliées’, socialement et économiquement, par l’expansion arabo-musulmane. Elles s’en défendaient par l’image de la femme symbole de frustration.

      « Ceux qui ont produit cette poésie sont des groupes qui se sont trouvés marginalisés, y compris sur le plan économique, par le nouveau système islamique et ses hiérarchies sociopolitiques. La femme inaccessible, « sans sexe », n’est qu’une métaphore qui symbolise la privation due à cette marginalisation. Au-delà du semblant de conformisme, surtout d’ordre religieux, il y a, plutôt, dépassement, refus ou contestation dans l’univers poétique des Udrites », explique Eric Brogniet.

      Quelle qu’en soit l’origine, l’histoire de Qays et Layla s’est transformée, comme d’autres récits d’amour foisonnant en Orient, en véritable mythe : preuve qu’elle répond aux nécessités d’un groupe, en tout cas emporte son adhésion. Les poètes en esquisseront les prolongements.

      La Nocturne qu’est Layla dans les ténèbres de leur passion représente pour Qays, sans qu’il en ait conscience – il en devient fou –, un rayon de Lumière divine où il s’est éteint. Elle le relie à l’être de ce qui est, lui donne sens et réalité. Voilà sans doute pourquoi il est poète. La poésie n’est pas pour lui seulement rimes et mots choisis pour chanter la beauté de sa bien-aimée – qu’il semble seul à voir . Dans la nuit de l’absence, les mots éclairent l’univers.

      Dans son acception la plus haute, dans l’expansion qu’elle a prise dès la période de la Jahiliyya, la poésie arabe témoigne en effet d’une complicité de la parole, de la langue, du rythme, avec le mouvement de l’univers. A son niveau le plus élevé, la poésie perçoit l’harmonie du monde.

      Le poète peut l’exprimer sur un mode profane, qui n’est pas pour autant dénué de force spirituelle. Lorsque la poésie dépasse la rime sans forcément l’abandonner et se penche vers l’être, elle en possède l’intuition et ennoblit ce qu’elle nomme. Elle dévoile un chemin vers l’inaccessible, qui reste à parcourir, tout en le voilant par la mention qu’elle en propose. Les poètes soufis l’ont suivi et ont souligné combien les amours de Qays et de Layla indiquent la direction du Divin, à condition de regarder au-delà de la simple aventure propre à émouvoir. « La métrique n’est pas pour l’homme arabe médiéval une simple façon d’orner son discours, de le rendre agréable à l’oreille : elle élève de quelque manière le contenu d’une parole ordinaire au rang de réalités supérieures. Un poème d’amour transpose l’état affectif du poète ‘vers le haut’, vers les régions supérieures de l’être où cet amour a pris naissance. A fortiori cet horizon s’élargira-t-il si l’auteur de cette poésie est un soufi, un inspiré, un sage. » écrit Pierre Lory en préface à L’interprète des désirs.

      Peut-être faut-il voir aussi dans la séparation des amants, ou plutôt dans la nécessité de cette séparation pour que perdure le désir, l’origine de la parole poétique qui sinon se perdrait dans la fugacité de la jouissance. L’union ne pourra advenir, selon Nizâmî, qu’après la mort terrestre, quand leur passion aura atteint le terrain d’éternité auquel elle prétend .

      Selon un hadîth qudsî rapporté par Ibn ‘Arabî, Dieu a créé le monde, par amour, par désir d’être connu . Aimer, chercher la Beauté, c’est communiquer avec le Divin, consciemment ou non. C’est s’unir au mouvement de désir (‘ishq) par lequel Dieu crée le monde. C’est, à condition de s’être oublié en l’autre, reflet du Divin, dépasser l’attachement à un être du monde pour manifester l’être dont il témoigne – devenir soi-même ce reflet : « (…) si l’être est ’ishq, seuls existent et «surexistent» les amants. » écrit Jad Hatem. « (…) Et s’il est avéré que l’être est ’ishq, ce dernier ne saurait être constitué par des préceptes socioreligieux et encore moins suscité par leur transgression. »

      L’amour udhri, le mythe de Majnûn et Layla, entraînent bien plus loin que leur histoire, recouvrent une multiplicité de sens qu’ont indiquée Ibn ‘Arabî et les poètes, même s’ils ne sont pas encore véritable vision des réalités suprasensibles auxquelles le Sheikh al-Akbar accède dans la personne de Nizhâm qui lui inspire, douze ans après leur rencontre auprès de la Mosquée Sacrée, l’écriture de L’interprète des désirs (Turjumân al-Ashwâq). Ils indiquent une direction à suivre, que ne discerneront pas forcément tous les poètes de l’Andalûs, souvent concentrés sur le miroir plus que sur ce qu’il reflète.

      Peut-être est-ce cette signification que devinait confusément Rainer Maria Rilke dans l’attitude d’Héloïse. Mais la conscience qu’il en avait était-elle au cœur de la culture européenne du Moyen Âge, imprégnée de l’idéal courtois et chevaleresque ? La spiritualité se met peu en lumière. Quand elle commence à s’exprimer en littérature, en poésie, dans la pratique de la société, correspond-elle à l’intuition qu’en possède le poète ? Les mondes de l’islam et du christianisme se sont-ils, ou non, rejoints, côtoyés ou perdus en cette mouvance ?

 

 

Mouvances spirituelles de l’amour et de la poésie en Occident chrétien

      S’il est indéniable que la poésie porteuse d’un idéal dans l’attitude vis-à-vis des femmes et de l’amour va s’introduire en Occident chrétien par l’intermédiaire des poètes arabo-andalous puis des troubadours, une disparité s’établit en particulier dans le passage vers les trouvères et les régions de langue d’oïl, où la culture celtique demeurera vivante. Le christianisme qui est encore en expansion s’impose peu à peu aux communautés païennes, qui seront moins marquées, et autrement, que les régions méridionales du Royaume où l’Islam a aussi pénétré provisoirement, même si soldats et seigneurs du Nord de l’Europe ne furent pas exempts de participation aux Croisades.

      Il s’y dénote, dans les relations de la Dame avec son amant, au-delà des épreuves qu’il a à subir, et peut-être comme mise en question de la morale chrétienne qui cherche à imposer son ordre dans la rudesse des mœurs au long du Moyen Âge, une vision différente qui change l’image féminine, et qui a bénéficié des écrits d’Ovide en dehors de la culture celte et de l’héritage andalou. Même adulée, du moins dans les classes privilégiées, elle demeure néanmoins femme, voire idole, non pas reflet divin. D’autant que l’image judéo-chrétienne d’Eve en répand facilement par interprétation plutôt négative une idée de déficience physique et morale, voire de complicité avec Satan.

      La continence entre eux n’a pas lieu d’être, sauf à titre d’épreuve : la dame peut très bien vivre sans trop de scrupules la relation avec son époux et avec son amant, comme en témoignent Lancelot et la reine Guenièvre – ce qu’interdit l’éthique du nomade et du Musulman, pour laquelle celui qui renonce à la satisfaction terrestre devient Être.

      « L’amour courtois, en Occident, s’acclimate sur un tout autre terrain où l’essence ne se conçoit pas sans la donnée de l’appartenance à autrui. L’infidélité s’y conçoit à deux sens, quoique non pas selon la même valence. La Dame se dédie à deux hommes, mais dans l’un des deux cas, c’est pour observer son devoir, si bien que l’amant ne saurait être affligé par les étreintes conjugales. Voici l’explication qu’en donne l’Anonyme d’Erfurt: « L’amour entre l’époux et l’épouse est comme une dette naturelle, tandis que l’amour entre deux amants est gratuit et naît d’une volonté libre. Ces deux amours n’ont rien de commun, et l’amour conjugal en acquittant sa dette ne porte aucun préjudice à l’amour gratuit » (Traité de l’amour parfait, 67). Dans le roman persan, une forme d’amour a été avantagée par rapport à l’autre. Il revient à l’épouse de rompre tout lien, dès lors que la Parque a coupé le fil ».

      Il y eut sans doute dans le christianisme au cours de cette période des hommes et des femmes de grande spiritualité. Nous ne les connaissons pas forcément. Dans la littérature et les documents qui nous parviennent de cette période, l’observance des principes religieux – Commandements de Dieu et de l’Eglise – plutôt que celle des habitudes païennes se présente déjà – et pour longtemps, peut-être essentiellement – comme démarche vers l’Esprit. Perceval, le héros du roman de Chrétien de Troyes, rustre, admirateur naïf de la Chevalerie et pour cette raison perfectible, est ainsi initié par son oncle aux pratiques de la religion qu’il va suivre dans une obéissance presque parfaite, voire rigide, pour ce qu’il en connaît.

      Le Conte du Graal , objet de la quête de Perceval et des chevaliers de la Table ronde dans le cycle du roi Arthur, naît d’une légende celte. Il est la transformation du chaudron d’immortalité de Dagda, un talisman de la mythologie celtique symbole d’abondance, capable de guérir, voire d’accorder l’immortalité. Or Perceval, invité au château du Roi Pêcheur, ébloui par la splendeur d’un graal qu’on emporte solennellement dans une pièce fermée et par le sang coulant d’une lance qui le précède, vient d’apprendre à ne pas poser de questions incongrues. Il ignore les nuances. Aussi l’admire-t-il sans demander dans son émerveillement ni ce qu’il est ni qui l’on sert, mais en se promettant d’interroger plus tard – trop tard – les chevaliers qu’il rencontrera avant son départ. Or à son réveil le château sera vide et il sera poussé à le quitter au plus tôt. Il manque le sens et la mise à sa disposition d’un objet précieux qu’il devra ensuite rechercher afin d’accomplir sa mission de chevalier.

      Chrétien de Troyes meurt avant de pouvoir achever son roman, et la légende sera reprise par divers auteurs, puis christianisée, pourrait-on dire, au début du siècle suivant, jusqu’en 1230 : le Graal devient Saint-Graal, calice dans lequel Jésus aurait célébré la Cène la veille de sa mort et qui aurait servi à recueillir le sang de ses blessures. Perdu, puis caché, le Saint-Graal prend alors la signification de Grâce divine. Qui le trouvera et y boira obtiendra la vie éternelle.

      Le conte aurait-il pour fonction politique sous-jacente à l’époque de renforcer, comme l’indique l’historien Michel Roquebert , une idéologie propice à la croisade contre les Albigeois ? Ou d’octroyer une origine mythique à la dynastie des Plantagenet autour des légendes du roi Arthur ? La quête du Graal a également été interprétée comme une authentique initiation de chevaliers dépensant leurs forces pour le retrouver – donc devenant meilleurs, plus fidèles aux règles de la religion ; également comme une recherche de la vie éternelle ; en tous cas comme la domination du religieux sur le temporel… Y a-t-il dans ce mouvement une quête spirituelle à proprement parler, comme on l’entend parfois, même si elle semble éloignée de la ferveur des premiers soufis ? Ou une simple énigme de type ésotérique, que Chrétien de Troyes d’ailleurs n’explique pas ?

      En Italie, plus proche des troubadours et des influences arabes comme du centre de la hiérarchie ecclésiastique, l’utilisation des dialectes s’impose peu à peu et une langue italienne unifiée – le toscan – se précise dès le XIIIe siècle, permettant l’épanouissement d’une poésie de qualité. Dans le même temps, avec les ‘fidèles d’amour’, aristocrates lettrés, l’amour courtois se répand. Leur culte d’un être de beauté est pour eux une initiation nécessaire à l’amour divin . Dante Alighieri en sera le chantre, et son amour éthéré pour Béatrice di Folco Portinari est au cœur de son œuvre, bien qu’il ait également une vie sociale et politique intense qui le mènera en exil une grande partie de sa vie – jusqu’à sa mort.

      Ayant rencontré Béatrice à l’âge de neuf ans – elle-même étant aussi jeune que lui – un neuvième jour du mois à la neuvième heure du jour, son existence en restera illuminée. Il vivra à chaque fois qu’il la verra une véritable transformation intérieure accompagnée de malaises physiques, de fièvre et de rêves qu’il interprète comme visionnaires. Amour lui apparaît, sous la forme d’un jeune homme, figure qui le guidera dans ses relations à sa Dame et à son œuvre poétique.

      Quand, ayant atteint ses dix-huit ans (multiple de neuf), elle lui adresse la parole, il éprouve cette exaltation proche de la joy des troubadours, et se met à écrire afin de l’honorer des poèmes qui circulent alors parmi les ‘fidèles d’amour’.

      « O vous qui par la voie d’amour passez arrêtez vous et regardez s’il peut être douleur plus lourde que la mienne (…) »

      Afin de voiler aux indiscrets l’identité de celle qu’il aime, il simule une inclination pour des ‘gentilles dames’ pour lesquelles il écrit des vers qu’il partage avec les ‘fidèles d’amour’, mais il est trahi par un tremblement incoercible qui le saisit un jour devant témoins en présence de Béatrice. Elle en rit. Amour lui laisse alors entendre qu’il doit dépasser, dans son cœur et sa poésie, la simple adulation courtoise.

      A ses yeux Béatrice est magnifique, au sens où elle accomplit de grandes choses. Elle est divine. L’amour qu’il lui voue tient du merveilleux. Aussi sa dévotion amoureuse se tourne-t-elle vers une forme de spiritualité attisée par une distance d’abord vécue comme indifférente, voire bienfaitrice car il ne semble pas chercher l’union physique : Béatrice est mariée – lui-même avait été marié très jeune – ; puis dramatiquement, quand elle lui refuse un salut, mais il interprète ce refus comme une épreuve à franchir afin de s’améliorer ; ensuite dans la douleur lors de sa mort, dont il avait eu le pressentiment, à l’âge de vingt-quatre ans.

      Dante accède alors, guidé par l’image de Béatrice assimilée à la personne du Christ, à une vie intérieure contemplative qui, indique Louis-Paul Guigues, le traducteur de Vita Nova, n’était pas non plus étrangère aux poètes provençaux . Sa démarche visionnaire et poétique l’invitera à dépasser ses propres émois, à les sublimer davantage, à chercher le sens de son amour, pour écrire La divine comédie après Vita Nova.

      Dante a compris que la vie est marquée par des signes. Il interroge les calendriers arabe et syriaque, les écrits de Ptolémée, la « vérité chrétienne », la « commune opinion astrologique », et il lui apparaît que       « souventes fois le nombre neuf a pris place parmi tout ce que j’ai dit, d’où il est manifeste que ce n’est pas sans raison, et puisque dans la départie de ma dame ce nombre semble avoir une large part (…) ce nombre lui fut ami. »

      Poussant son interprétation, il conclut que Béatrice était ce nombre, carré du trois mystique, « un miracle dont la racine ne peut être que l’admirable Trinité » . Son Aimée d’ailleurs n’est pas morte de la maladie qui l’a emportée, assure-t-il, mais parce que sa noblesse d’âme a fait que Dieu lui-même l’a élevée au Paradis.

      « Elle était venue dans ma mémoire la dame gentille qui pour ses vertus a été placée par le très-haut Sire au ciel de l’humilité où est Marie (…) »       Il prépare, dès lors, l’écrit qui sera enfin digne d’elle, et où, au terme de ce qui peut sembler une initiation à la fois spirituelle et littéraire, il la retrouvera au Paradis de la Divine comédie.

      Faut-il, avec Louis-Paul Guigues, se souvenir là « du commandement le plus impérieux de l’amour courtois, celui du secret que l’on doit garder à l’égard de sa dame », et qui renverrait « au secret plus profond de l’aventure spirituelle, secret que l’on doit préserver au fond de soi-même parce qu’il est le cœur d’une ascèse et de l’union » ? Ou voir en Béatrice une théophanie comme le fut Nizham pour Ibn ‘Arabî à La Mecque ? Ou encore la considérer – certains critiques l’ont supposé – comme prétexte d’écriture ?

      Si Dante la rencontre au Paradis de La divine comédie, la sainte soufie Rabi’a al-Adawiyya avait, quelques siècles auparavant, rejeté l’idée même d’enfer et de paradis, Dieu méritant d’être aimé pour Lui-même . Et ce n’est peut-être pas tellement vers le Divin que tend la poésie de Dante mais vers Son image. Elle ne la dépasse pas.

      Quelques décennies plus tôt, entre XIIe et XIIIe siècles, un élan mystique avait éclos en Italie, peut-être aussi sous l’influence des troubadours et de la culture arabo-musulmane qui baigne le sud du pays et s’invite dans la famille de François d’Assise .

      Jeune homme ayant goûté durant son adolescence une existence joyeuse de fils de riche marchand et les idéaux propres à la chevalerie militaire, de même que la poésie des troubadours, la maladie puis une illumination – une vision qu’il reçoit alors qu’il est en prières dans une chapelle en ruines – l’amènent à un total retournement. Après avoir dépensé une large part de l’argent de son père en aumônes et réparations de chapelles, il lui rend au terme d’un procès le peu de biens qu’il lui reste, jusqu’à ses vêtements, et obtient la protection de l’Eglise.

      Il vivra désormais dans le dénuement le plus complet, créera l’Ordre des Frères mineurs avec des disciples qui le rejoindront, puis celui des Clarisses, mais sans vraiment parvenir à en établir les principes qui doivent plutôt être vécus, bien qu’ils s’imposent étant donné le nombre important d’hommes et de femmes qui le suivent.

      Il reste d’ailleurs de lui peu d’écrits : des bribes de réglementation, quelques sermons et des poèmes composés selon la forme des poèmes arabo-andalous, dont certains déjà en langue vernaculaire. François d’Assise était peu favorable à une ‘intellectualisation’ de la foi qui devait se traduire d’abord par la pauvreté la plus totale, gage d’ouverture aux Lumières spirituelles. L’amour n’a pas besoin de textes…

      Son « Cantique des créatures » est peut-être l’un des premiers poèmes rédigé en italien. Il exprime sa fraternité avec tous les êtres de la nature, l’amenant à s’ouvrir aux êtres et aux choses, à parler aux oiseaux qui l’entouraient volontiers, comme nous le rapportent ses frères. Dieu doit en effet être adoré à travers Sa création qui Le manifeste. La traductrice du Mathnaoui de Jalâl ud-Dîne Rûmî, Eva de Vitray, rapproche sur cette attitude le mystique et le soufi, qui lui-même éprouvait une entière sympathie pour toutes les créatures et communiquait avec les animaux.

      Un événement plein de sens a été particulièrement retenu. Trop faible pour guerroyer, et en ayant sans doute perdu le goût, François d’Assise accompagne cependant en 1219 la cinquième croisade dans le but de ‘convertir les infidèles’, et en particulier le sultan Al-Kâmil assiégé dans Damiette. Il se fait prendre volontairement lors du siège de la ville et demande à voir le Sultan qui, à sa grande surprise, le reçoit généreusement, l’écoute attentivement, s’excuse de ne pas accepter la conversion requise, lui propose des cadeaux qu’il refuse, et le renvoie libre et protégé par ses soldats… loin du martyre auquel il s’attendait.

      On dira ensuite que Malik Al-Kâmil rendra Jérusalem aux Chrétiens quelques temps plus tard grâce à l’intervention du Saint. En fait l’événement avait été préparé par la diplomatie de Frédéric II de Sicile, ami des Arabes, qui obtint gain de cause et devint roi de Jérusalem avant d’être excommunié une seconde fois par le Pape . Un musulman soutiendrait que Dieu seul est Maître des circonstances et des actes des hommes.

      François d’Assise a-t-il été marqué par cette rencontre ? Il restera, pendant ces siècles de guerres de religions, de massacres et de persécutions, le témoin de ceux qui auront compris – à l’instar des gens du tasawwuf – que toute créature relève de Dieu seul et qu’il n’y a pas lieu d’opposer les dogmes, encore moins les hommes.

      C’est aux XIII-XIVe siècles qu’une théorie mystique chrétienne voit véritablement le jour, en Allemagne, avec Maître Eckhart, théologien et philosophe . On ne peut atteindre Dieu que par l’amour, et cet amour ne ‘divinise’ l’homme – l’amour est donc considéré, même si ce n’est pas dit, comme une station (maqâm) correspondant à une forme d’identification au Divin – que s’il s’éteint à lui-même et au monde.

      Afin de parvenir à ce stade, le chrétien doit suivre une ascèse stricte qui l’amène à se détacher de tous les biens de ce monde : non seulement des biens matériels, mais aussi et surtout de son moi, de sa volonté propre. L’âme délivrée, même de l’image de Dieu et de la volonté de L’aimer, devient alors l’hôtesse de l’inhabitation trinitaire : Dieu étant présent, dans l’intériorité, l’engendrement éternel du Fils par le Père dans l’Esprit se produit dans l’âme humaine, et l’homme est déifié bien que restant sur terre, dans la société. Peut-être peut-on dire, pour reprendre la formule soufie, qu’il est ‘mort avant de mourir’…       En dépit de la différence dogmatique, on retrouve dans ses écrits des échos de paroles de la spiritualité islamique. Ainsi :       « Être vide de toutes les créatures, c’est être rempli de Dieu et être rempli de toutes les créatures, c’est être vide de Dieu » . Ou encore, même si le soufi dira plutôt que Dieu est toujours au-delà de ce que l’on croit en savoir :       « Si tu comprends quelque chose, Dieu n’est rien de cela, et du fait que tu comprends quoi que ce soit de lui, tu tombes dans l’incompréhension » .       Il faut dire que Maître Eckhart avait lu Ibn Sina, Ibn Ruchd, Maïmonide, et que les œuvres de Saint Augustin, le Maghrébin, lui étaient familières. Il les cite parmi d’autres noms (Aristote, Boèce, Pseudo-Denys…) dans ses ouvrages et ses sermons, voire pour les contrer. N’ayant pas eu, semble-t-il, l’autorisation de parler de ses expériences personnelles en raison du procès que lui intente l’Eglise, il n’a pas laissé d’autres traces des idées qui ont peut-être joué un rôle dans son évolution .

      On connaît cependant un peu par ses textes sa proximité de pensée avec les Béguines. Il reprend leur vocabulaire et fait des allusions à l’ouvrage de l’une d’entre elles, qui fut brûlée vive à Paris en 1310 pour l’avoir commis : Le miroir des âmes simples anéanties, de Marguerite Porète.

      Le mouvement des Béguines correspond à un retour à la spiritualité et se développe dans l’Europe du Nord à la fin de XIIe siècle. Il s’agit de jeunes filles et de veuves, le plus souvent, parfois de femmes mariées, qui décident de s’adonner à une vie religieuse laïque, libre de tout engagement dans les Ordres. Elles vivent de leur travail, dans le monde, se dévouent aux pauvres, se regroupent pour se protéger dans des maisons indépendantes autour d’une chapelle – le béguinage – et n’adhèrent à aucune règle qu’elles ne se donnent en accord avec leur petite communauté.

      Leur intense vie religieuse trouve un bon accueil à leurs débuts et s’attache pendant un temps le pouvoir politique. Le roi Louis IX (Saint Louis) leur accorde des privilèges. Cependant leur idéal de pauvreté évangélique, leur doctrine du pur amour où l’âme s’anéantit en Dieu, l’influence qui en découle – par leurs œuvres auprès des pauvres, mais aussi dans les métiers, dans l’art, en poésie – dérangent le clergé séculier et les Ordres qui se sentent lésés. Leur liberté fait craindre à l’Eglise leurs relations avec les moines. En 1139, au second concile de Latran, puis en 1228, des restrictions avaient déjà été apportées aux activités de celles qui ‘se font passer pour moniales et ne suivent aucune règle’. Les persécutions vont commencer à partir de 1233, quand les Béguines sont dénoncées au concile de Mayence par l’Inquisition. Au siècle suivant le concile de Vienne ((1311) les condamne pour hérésie et fausse piété et au cours des deux siècles ultérieurs elles disparaîtront partout en Europe, sauf en Flandre où elles ont continué à bénéficier de privilèges.

      Dans ce climat Maître Eckhart est mis en procès à deux reprises : d’abord sur dénonciation de deux clercs jaloux de sa notoriété, mais dont la manœuvre sera dévoilée d’autant qu’ils n’avaient pas la capacité intellectuelle de comprendre, et donc de critiquer, un Maître en théologie. En effet Eckhart ne sort pas de l’orthodoxie des dogmes admis par l’Eglise, il en extrait simplement le substrat.       En revanche un second procès lui sera intenté peu avant sa mort. L’accusation repose essentiellement d’une part sur son utilisation du vocabulaire employé par les Béguines, d’autre part sur la difficulté à comprendre ses thèses, rédigées de manière souvent paradoxale, en allemand donc accessibles au peuple qui selon la hiérarchie, ne peut – et ne doit – pas avoir un accès direct à des subtilités qu’il n’est pas censé comprendre . En d’autres termes on ne lui reproche pas ce qu’il écrit, mais de l’écrire, pour tout un chacun.

      Il meurt au cours du voyage qu’il effectue en Avignon pour y affronter son accusation devant le Pape, selon le processus requis. Il semble qu’il n’ait pas eu le temps d’être auditionné par le Pontife. Ses théories, marginalisées voire oubliées durant des siècles en dépit du développement de la mystique rhénane, ont intéressé à nouveau des chercheurs actuels, mystiques chrétiens comme soufis (donc musulmans), tels René Guénon qui était ouvert à toutes formes de spiritualité, sans les confondre les unes avec les autres.

 

 

« L’amour est ma religion et ma foi »

     Fou de Layla, Qays suit le chemin du Divin sans quitter la manifestation qui le possède. Dante a peut-être d’emblée dépassé l’image terrestre de Béatrice pour en garder une vision mystique, qui le pousse à un ésotérisme poétique exprimé dans la quête d’un Salut auquel elle le convie.

      Le mystique chrétien comme le soufi atteignent souvent une liberté qui met en question leur relation à l’orthodoxie – Ibn ‘Arabî en fut et reste largement victime –, et plus gravement encore semble menacer la hiérarchie de l’Eglise – d’autant qu’elle est plongée durant cette période du Moyen Âge dans les conflits de pouvoir .

      L’Islam a eu ses martyrs tels Hallâj ou Suhrawardî parmi d’autres condamnés. Cependant ces exécutions furent souvent d’ordre exceptionnel, visant des individus qui avaient outrepassé ce qui était acceptable par les autorités religieuses et politiques à un moment donné. En revanche l’Eglise catholique n’hésita pas à réaliser de véritables persécutions sous l’Inquisition qui sévit longtemps, en particulier quand elle se jugeait menacée par les élans spirituels d’hommes, de femmes ou de communautés comme ce fut le cas des Albigeois ou des Béguines parmi tant d’autres, considérés en dernière instance comme hérétiques.       L’amour – et celui porté à Dieu ne fait pas exception, même s’il est au cœur de Son lien avec Sa création – demeure un risque pour l’Ordre établi et pour les diverses factions du pouvoir. Il emporte celui qui aime et invite à la suspicion. Ainsi en fut-il pour Maître Eckhart, même si l’Eglise reconnaît qu’il ne dépasse pas les normes de la tradition théologique. A la sortie du Moyen Âge (XVIe siècle), Thérèse d’Avila et Saint Jean de la Croix n’échappèrent pas à des enquêtes et des procès, et ce dernier dut la vie sauve à son évasion de prison.

      Il faut dire qu’ils voulaient souvent, les uns ou les autres, élaborer voire effectuer des réformes qui dérangeaient dans la mesure où il s’agissait de revenir au plus près de la Parole évangélique, de lutter contre l’hypocrisie, contre les mœurs dissolues au sein même de l’Eglise, dans les couvents où ils exerçaient des responsabilités. Ils éveillaient des sympathies, accueillaient des adhésions, créaient des congrégations. Aussi leur prise de distance menait-elle à un engagement effectif sinon voulu parmi les dissensions latentes.       Les awliyya comme les saints chrétiens sont parfois sujets à des visions ou à des prodiges – marcher sur l’eau, guérir des malades, et autres effets qui ont bien peu à voir avec le rationnel ou le communément admis. L’islam les reconnaît et n’y insiste pas, ou peu. Les unes et les autres sont agréés, mais ne sont pas forcément considérés comme essentiels. Ce sont des stades sur la voie des cheminants, et s’y attacher les empêcherait peut-être de progresser – voire les égarerait – sauf quand ils constituent une révélation. On insiste ainsi beaucoup plus sur les visions qui annoncent à Ibn ‘Arabî son accession au Sceau des Saints muhammadiens, la première ayant eu lieu à Cordoue en 1190, que sur le voyage qu’il fit instantanément à la Kaaba alors qu’il se trouvait en même temps à Damas .

      En revanche le miracle propose, quand il est avéré, à la béatification, voire à la canonisation possible d’un chrétien. Mais la vision, si elle retient l’attention des confesseurs provoque d’abord le doute, voire le rejet, comme étant probablement d’origine satanique . Ce fut le cas par exemple de Thérèse d’Avila, longtemps en butte aux soupçons de son directeur de conscience qui l’incitait à repousser comme des tentations perverses les visions qu’elle obtenait. Il n’y ajoutera foi finalement que dans la mesure où, la sainte ayant suivi ses conseils, celles-ci persisteront.

      Le mystique en effet, à la profonde différence du soufi, n’a pas de maître et ne suit pas d’initiation autre qu’une ascèse parfois extrême accompagnée de prières intenses. Son seul guide est sa propre conscience et le confesseur auquel il se confie peut-être – un homme lui-même non initié. Au contraire, le soufi qui s’engage dans la Voie de l’amour divin est appelé à obéir à un Maître, homme (ou femme) réalisé avec lequel il conclut un pacte afin d’être guidé et d’éviter ainsi les faux-pas menant à la folie, à la rupture inopinée, à la perversion que peuvent engendrer les manifestations divines si elles sont mal interprétées.

      Dans le tasawwuf, le lien entre maître et disciple est essentiel. Il réactualise non seulement le pacte établi auprès du Prophète par les futurs Ansâr (Partisans) de Yathrib, mais il symbolise aussi la dépendance de l’âme envers son Seigneur. C’est donc dans cette relation avec l’Homme universel qu’est le Maître que le disciple vit une nouvelle naissance, retrouve sa nature primordiale, appréhende la Réalité par intuition directe et connaît véritablement. Car, par « la bouche de l’un de Ses serviteurs, c’est toujours la voix de Dieu » qui lui parvient.

      Cette présence constante, doublée de l’adhésion fidèle du disciple, fait de plus en plus du maître un instrument volontairement passif d’éveil. La passivité ne signifie pas ici indifférence, mais remise confiante à la Volonté de Dieu, seule capable d’effacer les exigences personnelles inopportunes. « Semblable au cadavre dans les mains du laveur des morts », le maître se coule par inertie bienveillante dans les particularités de chacun pour les tourner vers la Vérité qu’il représente, en extraire l’homme essentiel recouvert de la rouille des habitudes qui le paralysent.

      Peut-être est-ce cet épanouissement universaliste qui, au cours des siècles, a permis sans raison apparente une pénétration, discrète jusqu’à l’invisibilité mais réelle, des différents savoirs de l’Orient dans le monde occidental qui en avait besoin, matériellement ou spirituellement. Depuis le haut Moyen-âge, une attraction s’est exercée entre les mondes chrétien et musulman, en dépit des conflits qui les ont opposés. Artisans, voyageurs, combattants de retour de croisades… ont laissé des traces en dehors même de l’impact des traductions, des techniques et de l’apport intellectuel.

      Les soufis ont joué un rôle d’intermédiaire, établissant parfois des relations profondes avec des organisations chrétiennes, travaillant à faire émerger et vivifier le génie artistique et spirituel de l’Europe occidentale . Ces rapports « se situaient à un niveau où s’opère une conjonction spirituelle véritable, très éloignée d’un vulgaire syncrétisme ou d’une assimilation forcée, niveau à partir duquel se manifeste l’Unité reliant toutes les révélations authentiques, et en particulier les héritières de la Tradition abrahamique : judaïsme, christianisme, islam » .

      C’est aussi, dans ces discrètes pérégrinations, une autre idée de l’amour et de la femme qui s’insinue dans le monde occidental. Si Jésus ne dédaignait pas de s’adresser aux femmes – c’est même à elles qu’il révèle en priorité la nouvelle de sa résurrection au matin de Pâque dans le christianisme –, si l’Evangile de Marie, jugé apocryphe, en fait le compagnon d’une femme qui comprend sa Parole bien plus finement et avec plus de fidélité que les proches apôtres masculins, l’Eglise, dans son interprétation de la Genèse, a longtemps considéré la féminité comme impure, objet de tentation, le corps et ses désirs comme sources de dépravation.

      L’islam pour sa part ne refuse pas la beauté qui est œuvre de Dieu, ni le désir, ni les biens et les plaisirs qui sont des dons de Dieu – à la condition de savoir les percevoir comme tels. Et si l’amour peut violer les lois et l’ordre, se prêtant alors à la condamnation des hommes – Dieu étant en fin de compte seul Juge –, il ouvre au mouvement-même de la création, éveille à ce qui est, il guide dans la voie du Divin.

      « Il ne s’agit pas de nier l’amour humain mais de le ramener à sa source. » écrit Jean Annestay à propos de Rabi’a al-Adawiyya. Car « aimer revient toujours à chercher l’unité ». Et Jamî, dans son œuvre sur l’amour de Zuleikha pour le prophète Yûsuf – prohibé mais perçu avec beaucoup d’émotion par les soufis car elle s’est perdue pour la Beauté en Yûsuf – affirme : « Ne fuis pas l’amour, même celui des apparences terrestres, car c’est la seule voie qui conduise à la Vérité suprême. Tu peux poursuivre bien des idéals, mais seul l’amour te délivrera de toi-même. »

      Sans aller aussi loin, et n’étant ni mystique ni soufi, Rainer Maria Rilke devinait, dans l’ouvert auquel son expérience poétique lui donnait accès, que l’amour désintéressé indique la direction du Divin. Il le percevait dans sa lecture de l’Ancien Testament et du Coran comme dans les grandes figures féminines de l’amour d’un homme ou de Dieu. En revanche il voyait dans l’exploitation opérée par l’Eglise de la personne de Jésus un frein à une véritable élévation spirituelle. « Les chrétiens sous l’empire de l’Eglise ne voient que le Christ, et ne voient plus ce qu’il montrait : Dieu » fait-il écrire à un jeune travailleur dans une lettre fictive au Poète dont il rêve. Et il déplore dans son unique roman que « Le Christ risque de retenir celle qui aime et ne peut plus aller vers Dieu. (…) Je songe qu’ont pu s’abandonner à cette subite facilité de Dieu une aimante aussi simple que Mechthild , une aimante fougueuse comme Thérèse d’Avila, une aimante blessée comme la bienheureuse Rose de Lima . (…) Alors que déjà elles n’attendaient plus rien que le chemin infini, encore une fois dans le ciel plein d’attente elles rencontrent une forme palpable qui les gâte par son accueil et les trouble par sa virilité. »

      La poésie est un chemin d’éveil à l’être lorsqu’elle dépasse la seule recherche littéraire pour mener le poète à une forme de renoncement à soi, au moins dans sa quête poétique, ou quand il y découvre l’unique voie d’une vie authentique. Elle devient alors une vocation, quand bien le poète l’abandonnerait pour se délivrer de son emprise et des embûches du chemin.       Sa musicalité, sa compréhension des mots et ce qu’ils recouvrent en tant que Noms, tout particulièrement la métrique dans la poésie arabe, portent en elles une forme de complicité, disait Rûmî, avec l’harmonie des sphères. Il y a quelques années, le poète Mahmoud Darwich reconnaissait aux poètes soufis le privilège d’avoir su « (s’aventurer) très loin, le plus loin qu’on puisse imaginer, ce que nous ne pouvons faire » , (…) « libérer la langue des interdits, lancer l’imagination à bride abattue et faire fusionner le spirituel et le sensoriel » .

      Quand elle est expression des gens de la Voie soufie, la poésie devient parole de l’amour, « tenant dans ses doigts comme une plume le poète » . Les mots qui naissent alors ne sont plus le fruit d’une recherche littéraire mais celui de l’inspiration au sens le plus fort du terme, ne témoignant que de l’Un et des Noms divins – sans rejet de l’Autre finalement inexistant, ou bien plutôt émanation de l’Un. Ils atteignent tous les horizons, d’Orient et d’Occident, comme l’avait compris Ibn ‘Arabî.

      C’est ce qui peut l’amener à déclarer dans un poème de l’Interprète des désirs cette parole qui sera aussi interprétée, à tort ou à raison, de manière profane et selon divers degrés de spiritualité : « L’amour est ma religion et ma foi » l’amour dans cette appréhension pouvant, hors de tout syncrétisme, s’approprier « toutes les formes » quelles que soient leurs contradictions, parce qu’il ne se définit plus par aucune forme . « Mon cœur est devenu capable D’accueillir toute forme. Il est pâturage pour gazelles Et abbaye pour moines ! Il est un temple pour idoles Et la Ka‘ba pour qui en fait le tour, Il est les Tables de la Thora Et aussi les feuilles du Coran ! La religion que je professe Est celle de l’Amour »

 

   Thérèse Benjelloun

   Décembre 2019  

 

 

Références

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[51] Ibn ‘Arabî, Traité de l’amour, Albin Michel, 1986, p. 109 et 114. Ibn ‘Arabî distingue, au-delà de l’amour naturel qui cherche sa satisfaction personnelle, l’amour spirituel tourné vers soi et vers l’aimé, et le degré de l’amour divin où Dieu s’aime Lui-même à travers le monde, qu’Il a manifesté afin d’être connu et adoré en retour. L’aimer c’est se fondre à Son désir.

[52] Ibn ‘Arabî, L’interprète des désirs, Albin Michel, Présentation et traduction de Maurice Gloton, 1996, p. 14

[53] Ibn ‘Arabî, L’interprète des désirs, op. cit. p. 126

[54] « M’ont été rendues dignes d’amour trois choses de votre bas-monde : les femmes, le parfum, et la fraîcheur de mon œil a été placée dans la prière rituelle ». Hadîth rapporté par An-Nassâï (Sunan) selon Anas, également at-Tirmidhî et At-Tabarânî. Ibn ‘Arabî le commente dans son ouvrage Fuçûç al-hikam, traduction intégrale, notes et commentaires de C. A. Gilis, Le Livre des chatons des Sagesses, Al-Bouraq, Beyrouth-Liban, 1998, tome II, p. 687 et suiv. chapitre intitulé « Le chaton d’une sagesse incomparable dans un Verbe de Muhammad ». Des fragments de l’ouvrage sont également traduits dans Muhyi-d-din Ibn ‘Arabi, La sagesse des prophètes, traduction et notes par Titus Burckhardt, Albin Michel, 1974, p. 195 pour le chapitre concernant « De la Sagesse de la Singularité dans le Verbe de Muhammad ».

[55] Le livre des chatons des sagesses, op. cit. p. 692.

[56] Cor 2 : 40-48 ; 4 : 1 en particulier. Le thème revient à plusieurs reprises dans le Coran.

[57] Idem, p. 694

[58] Benjelloun, Thérèse, Le souffle féminin du message coranique, Les Cahiers de l’Islam, 2015, p. 42 et suiv.

[59] Jalâl ud-Dîn Rûmî, Mathnawî ou la Quête de l’Absolu, traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, Editions du Rocher, 1990, Livre I, v. 2433 et suiv.

[60] Schimmel, Annemarie, Introduction au monde du soufisme, traduit de l’allemand par Marie-Béatrice Jehl, Edition Dangles, 2004, p. 47

[61] On est bien loin de Perceval ou de Lancelot, combattant ceux qui viennent les déranger dans l’état parent de l’extase qui les envahit après l’apparition de leur Dame.

[62] Voir en particulier : Majnûn, Le Fou de Layla. Le Diwân de Majnûn, traduit intégralement de l’arabe, présenté et annoté par André Miquel, Calligraphies de Ghani Alani, Sindbad, 2003

[63] Hadîth transmis par Al-Khatib Al-Baghdadi, considéré comme solide par Ahmad Ibn As-Seddiq mais il reste controversé.

[64] Brogniet, Eric, « L’influence des poètes arabes… », op. cit. p. 7. L’auteur évoque la thèse de Tahar Labid Jedidi, La poésie amoureuse des Arabes : le Cas des Udrites, contribution à une sociologie de la littérature arabe, paru en français en 1974.

[65] Une anecdote les concernant est rapportée par plusieurs poètes. Un représentant du calife, qui avait été appelé à juger de l’opportunité d’écarter, voire d’éliminer, un jeune homme dressé contre les traditions et le pouvoir, demande à voir cette Beauté qui l’a rendu fou, et il est très déçu par l’aspect physique de Layla. – Comment Qays a-t-il pu devenir fou de toi ? La moins belle femme de mon harem est bien plus belle que toi ! dit-il à la jeune fille. – Sans doute, lui répond-elle, mais tu n’as pas pour moi les yeux de Majnûn. [66] Lory, Pierre, in Ibn ‘Arabî, L’interprète des désirs, op. cit. Avant-propos, p. 10

[67] La mort unit, même symboliquement : ainsi en est-il de Tristan et Iseut, de Juliette et de Roméo, d’Abélard et d’Héloïse (celle-ci ayant avec l’aide de complices fait transférer la dépouille d’Abélard dans une chapelle de son couvent, et s’étant fait inhumer dans le même caveau, sous le cercueil de son époux).

[68] « J’étais un Trésor caché. J’ai aimé être connu. J’ai créé les créatures afin qu’elles Me connaissent ». Ce hadîth qudsî, réputé parmi les Soufis, ne figure apparemment dans aucun des recueils canoniques, mais Ibn ‘Arabî le cite et l’analyse avec la certitude de son authenticité.

[69] Hatem, Jad, op. cit. L’auteur écrit p. 75 que « Rûzbehân, autre contemporain exact de Nizâmî, note que Majnûn devient le miroir de Dieu, si bien que toute personne qui le contemple se trouve plongée par Dieu dans l’amour. ». Layla n’est pas une idole pour Majnûn mais leur unité se réalise dans l’Être.

[70] Hatem, Jad, op. cit. p. 76 et 80

[71] Hatem, Jad, « Amour pur et union en dépit de l’absence dans Laylî u Majnûn de Nizâmî », Théologiques, 16 n°2 (2008) p. 67-85, p. 80

[72] Le graal est en ancien français une coupe ou un plat creux à larges bords.

[73] Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal

[74] Roquebert, Michel, Les Cathares et le Graal, éditions Privat, 1994

[75] Les Plantagenet d’Angleterre voulaient rivaliser avec le mythe fondateur de la dynastie des Carolingiens et Capétiens en France, qui faisaient remonter la leur à une origine troyenne. Tout ceci se passe autour du personnage d’Aliénor d’Aquitaine et de ses enfants, en France comme en Angleterre.

[76] Corbin, Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Aubier, 1993

[77] Dante (1265-1321) appartient aux Guelfes blancs, partisans de la Papauté mais aussi de l’autonomie de la Toscane, contre les Guelfes noirs qui soutiennent le pouvoir du Pape (ils triompheront momentanément et banniront Dante sous la menace du bûcher) contre les Gibelins, partisans du rattachement à l’Empire allemand.

[78] Dante, Vita nova, poésie / Gallimard, 1974, Sonnet II, p. 36

[79] Le sens du mot ‘gentil’ est à prendre ici dans l’acception de ‘noble’.

[80] Dante, Vita Nova, op. cit. Introduction, p. 13

[81] Dante, idem, p. 79-80

[82] Idem, p. 80

[83] Idem, sonnet XVIII p. 88

[84] Dante, Vita Nova, op. cit. Introduction, p. 26. Dans une notice à sa traduction du Livre des haltes de l’Emir Abd el-Kader, Abdallah Penot signale que Dante aurait – comme Thomas d’Aquin – connu l’œuvre de Abû Hamid al-Ghazâlî (Abd al-Kader, Livre des haltes, Notices, p. 358), bien qu’il installe le prophète de l’islam dans son enfer de La divine comédie.

[85] « On vit un jour Râbi’a courir, tenant dans l’une de ses mains un seau plein d’eau et agitant de l’autre un brandon enflammé. « Où cours-tu ainsi maîtresse ? » lui demandèrent de jeunes disciples qui passaient par là. Elle répondit : « « Avec l’eau, je veux éteindre la Géhenne et, avec le feu, je veux brûler le Ciel. Ainsi Dieu, hors de toute crainte de l’Enfer de la part de Sa créature et de toute espérance du Paradis, sera-t-il aimé, comme Il le mérite : pour Lui-même. » in Salah Stétié, Râbi’a de feu et de larmes, Albin Michel, 2015, p. 84 Cette anecdote a parcouru la Chrétienté au retour des Croisades de Louis IX, Râbi’a étant assimilée à une chrétienne.

[86] François d’Assise : 1182-1226. Sa mère était provençale et il a beaucoup fréquenté la poésie des troubadours dans sa jeunesse. Il a été canonisé rapidement après son décès, dès 1228. Fruit de ses prières et de son ascèse, il avait reçu les stigmates du Christ.

[87] L’univers est créature autant que l’homme, comme le sont les pierres, les plantes, les animaux. Non seulement tout est signe de Dieu, mais toute chose baigne dans un ordre cosmique célébrant la Beauté de Dieu. Les poètes soufis ont largement travaillé ces correspondances qui, bien au-delà de la fable apparente, ouvrent l’esprit initié aux allusions de sens. Parmi eux ‘Attar comme Rûmî content des anecdotes concernant les relations de saints comme de pécheurs aux animaux domestiques, aux fourmis ou aux animaux sauvages

[88] Il l’avait été une première fois pour ne pas avoir obtempéré assez vite à l’ordre papal de conduire cette croisade.

[89] Eckhart von Hochheim, théologien et philosophe dominicain (1260-1328). Il est le premier des mystiques rhénans et son influence se fera sentir sur un grand nombre d’intellectuels jusqu’à ce jour.

[90] Jean, 14,23

[91] Traité du détachement, AH p. 144, cité par Marie-Anne Vannier, « Création et négativité chez Eckhart », Revue des sciences religieuses, Université des sciences humaines de Strasbourg, N°4, Octobre 1993, p. 63 [92]Sermon 83, AH II, p. 152-153. Cité par Marie-Anne Vannier, op. cit. p. 57.

[93] Les mystiques, tous ceux qui vivaient une expérience intime du Divin, lorsqu’ils appartenaient à l’institution ecclésiastique, ne pouvaient écrire le récit de leur cheminement que sur autorisation de leur directeur de conscience ou de leur hiérarchie. Ce fut le cas pour Thérèse d’Avila quand elle écrivit Le château intérieur.

[94] A cela Maitre Eckhart répond qu’il ne fait que suivre l’exemple du Christ. Son procès évoque de loin un écho de ceux qui furent intentés à des saints soufis comme Hallâj.

[95] Ibn ‘Arabî, L’interprète des désirs, op. cit. p. 118

[96] On peut se demander si la croisade contre les Albigeois (1209-1229) – à titre d’exemple – fut menée pour écraser ce que l’Eglise voulut considérer comme une hérésie, ou bien pour mettre le Languedoc sous la domination française alors qu’il faisait partie du royaume d’Aragon…

[97] Walî, pl. awliyya : on traduit généralement ce terme pas saint, bien qu’il ne corresponde pas exactement au sens du mot en français. Il s’agit de celui qui est proche de Dieu, l’ami de Dieu. Il n’y a pas de culte des saints en islam, ni de sainteté au sens de canonisation accordée par une hiérarchie ecclésiastique (inexistante). Un individu peut être déclaré saint par la seule vénération populaire. Car certains êtres font partie intégrante d’une minorité élue proche du Divin, reconnue par des prodiges auxquels il ne faut pas s’arrêter, des vertus particulières, une illumination. Parmi eux, il en est qui restent inconnus, Dieu les dissimulant pour les garder au plus près de Lui. Ce sont les malâmati. Voir en particulier sur ce sujet Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî, Gallimard, 1986

[98] Addas, Claude, Ibn ‘Arabî ou La quête du soufre rouge, Gallimard, 1989, et Ibn ‘Arabî et le voyage sans retour, Seuil, 1996. Ce don d’ubiquité concernerait certains awliyya. Voir également Geoffroy, Eric, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers mamelouks et les premiers ottomans. Orientations spirituelles et enjeux culturels, Préface de Michel Chodkiewicz, Damas, 1996, chapitre VIII « Les maîtres des états spirituels (arbâb al-ahwâl) »

[99] Elle est plutôt bien accueillie quand elle rejoint l’intérêt de l’Eglise : ainsi quand François d’Assise, après des visions, fait réparer les chapelles avec l’argent paternel, un procès lui est intenté par son père, mais tenu devant les autorités ecclésiastiques car François se présente comme pénitent. Il est condamné à rendre à sa famille tout ce qu’il possède encore, jusqu’aux vêtements qu’il porte, mais peut ensuite renier son père. L’Eglise le prend alors sous sa protection.

[100] L’homme réalisé est dit aussi parfait (insân kamîl), ou universel. Ibn ‘Arabî écrit qu’il « ne se distingue des autres que par une différence subtile, c’est qu’aucune parcelle de seigneurie n’entache la conscience de sa servitude ontologique ». En conséquence la perfection ainsi entendue constitue le but de toute vie spirituelle et passe par l’annihilation de l’ego. Selon Claude Addas, Ibn ‘Arabî ou la quête du soufre rouge, op. cit. Il existe cependant des exceptions, certains awliyya ayant suivi leur cheminement sans maître vivant ou sans jamais le rencontrer (prophète, maître éloigné) comme ce fut le cas pour Ibn ‘Arabî. On les appelle uwaysî.

[101] Il est avéré aujourd’hui que si Saint Jean de la Croix s’inspire de la Bible dans sa poésie mystique, la forme en vient des poètes arabo-andalous et sa pensée emprunte des éléments de l’école shâdilie implantée au Maghreb. Voir Geoffroy, Eric, « L’islamité du soufisme et son apport à la spiritualité universelle », Les cahiers de l’Islam, 13 avril 2014

[102] Selon Eva de Vitray, citée par la revue Soufisme d’Orient et d’Occident, N° 2

[103] Ce sont elles aussi qui ne craignent pas, à l’exception de Jean le disciple préféré, de l’accompagner le long de chemin de croix.

[104] Annestay, Jean, Une femme soufie en Islam. Rabi’a al-Adawiyya, Entrelacs, 2009, p. 249

[105] Jamî, Youssouf et Zuleikha p. 23, cité par Jean Annestay, idem, p. 254. Le récit se réfère à la douzième sourate du Coran, « Yûsuf », où Zuleikha, épouse de l’intendant d’Egypte, tente de séduire Yûsuf dont elle a perçu la beauté.

[106] Rilke, Rainer Maria, La lettre du jeune travailleur, in Œuvres I, op. cit. p. 357

[107] Mechthild de Magdeburg, femme mystique décédée en 1283

[108] Rose de Lima (1586-1617), religieuse dominicaine qui vécut une vie mystique de pénitence et de mortifications.

[109] Rilke, Rainer Maria, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, in Œuvres I, op. cit. p. 710-711

[110] Darwich, Mahmoud, Entretiens sur la poésie avec Abdu Wazen et Abbas Beydoun, traduit de l’arabe (Palestine) par Farouk Mardam, Actes Sud, 2006, p. 38

[111] Darwich, Mahmoud, La Palestine comme métaphore, Entretiens traduits de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Sindbad, 1997, p. 87

[112] Schimmel, Annemarie, L’incendie de l’âme. L’aventure spirituelle de Rûmî, Albin Michel, 1998 pour la traduction, 1992 pour l’édition originale, p. 210

[113] Mourad, Khireddine, « L’Interprète des désirs », conférence, Fabula, Interpréter selon les genres, avril 2013. L’auteur-poète écrit : « Cette prédisposition ne privilégie aucun système au détriment d’un autre, moins parce que les systèmes seraient défaillants, complémentaires ou opposés, que parce que Ibn ‘Arabî interprète, non pas l’univers mais, si je puis dire, le ‘plurivers’ en lequel et par lequel, il perçoit l’Unicité de l’Être. »

[114] Ibn ‘Arabî, L’interprète des désirs, op. cit. p. 118
 

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