Arrivée du jeu en Occident
Venu des pays d’Islam, le jeu d’échecs pénètre en Occident aux environs de l’an mille par deux voies. La voie méditerranéenne passe par l’Espagne et la Sicile vers la France et l’Italie : Palerme, Cordoue ou Tolède sont des zones de contact entre la brillante civilisation islamique et le monde chrétien. De fructueux échanges s’y développent avant que ne commencent les croisades et la Reconquista. Les croisés s’approprient le jeu, s’exerçant aux échecs devant le siège de Jérusalem ou refusant de combattre pour livrer bataille autour de l’échiquier ! Et c’est avec engouement qu’ils rapportent le jeu en France.
La voie septentrionale diffuse les échecs vers l’Angleterre et l’Allemagne depuis la Scandinavie. C’est en commerçant avec les Turcs sur les bords de la mer Noire que les Scandinaves ont rapporté chez eux le jeu arabo-persan.
Des pièces thésaurisées
Ainsi les premières pièces d’échecs apparues en Occident sont-elles musulmanes, c’est-à-dire stylisées, non figuratives. En effet, les docteurs de l’islam ont proscrit le culte des images dès 680, interdisant aux musulmans de représenter la figure humaine ou animale. Les échecs arabes forment donc des blocs géométriques, identifiables par leur forme et leur décor. Aux côtés de ces pièces stylisées, les Occidentaux fabriquent des pièces figurées, souvent de grandes dimensions et taillées dans une matière vivante et magique : l’ivoire. Comme celles dites « de Charlemagne », ces pièces figuratives ne servent pas à jouer réellement. Ce sont des objets d’apparat, offerts ou thésaurisés. Pour les seigneurs, tant laïques qu’ecclésiastiques, il est impératif d’en posséder dans son « trésor ». Les pièces d’échecs prennent ainsi place aux côtés de reliques, métaux précieux, orfèvrerie, bijoux, armes, fourrures, peaux, étoffes et vêtements de luxe, livres, chartes, objets et curiosités de toutes sortes que constitue le « musée imaginaire » de tout détenteur du pouvoir à l’époque féodale.
Du jeu de guerre au jeu courtois
Le jeu proprement dit devient rapidement la distraction favorite de l’aristocratie européenne : il n’existe pas de château en Europe où les fouilles archéologiques n’aient révélé la présence du jeu. La raison de son immense succès réside dans son adaptation aisée à la civilisation occidentale, tout aussi militarisée que l’Orient. Il a suffi de substituer aux pièces trop orientalisantes des équivalents européens : l’éléphant indien a laissé la place au fou, le quadrige à la tour, le shah – terme qui a donné naissance au mot « échecs » – au roi et le conseiller du roi (le vizir) à la reine qui, au Moyen Âge, jouissait d’une autonomie beaucoup plus réduite qu’aujourd’hui.
Si les échecs sont présents dans toutes les classes de la société, ils s’affirment néanmoins comme un jeu de cour, un jeu courtois. Les parties d’échecs sont fréquentes dans les romans de chevalerie. Les aventures de Palamède, le chevalier échiqueté de la Table ronde, font le délice des gentes dames et des barons.
Le passage de l’armée à la cour reflète les pratiques sociales du jeu. Innombrables sont jusqu’au 16e siècle les documents écrits et figurés qui mettent en scène des rois, des princes, des seigneurs et de nobles dames jouant aux échecs. Il est même permis de se demander si la cour échiquéenne n’a pas parfois servi de modèle – non pas seulement de reflet – aux cours véritables. Ainsi, le personnage du « fou de cour » est inconnu des premières cours féodales mais présent dans de nombreuses cours royales et princières à la fin du Moyen Âge et au début des temps modernes. Son origine reste obscure. Est-il sorti tout droit du jeu d’échecs ? Parce qu’il avait un rôle – et un rôle important – sur l’échiquier, ne devait-il pas aussi en avoir un semblable dans chaque cour véritable ?
Un jeu de hasard et d’argent
Saint Louis avait horreur des échecs. À la tête de la septième croisade vers la Terre sainte, il n’hésite pas à jeter par-dessus bord l’échiquier avec lequel jouaient ses frères. En fait, c’est moins le jeu de guerre qu’il détestait, que le jeu de hasard, condamné par l’Église parce qu’il se jouait alors avec des dés pour déterminer quelle pièce avancer.
Malgré l’hostilité de l’Église, la diffusion du jeu dans les couches supérieures de la société est continue depuis le milieu du 11e siècle. Le plus ancien texte occidental qui fasse mention des échecs est catalan : c’est un acte du comte d’Urgel Ermengaud Ier, daté de 1008, par lequel le comte lègue à une église les pièces d’échecs qu’il possède. Si la pratique du jeu est condamnée, les trésors ecclésiastiques sont fiers de posséder et d’exhiber des pièces d’échecs, parfois même musulmanes. Pour l’Église, les échecs ne doivent pas être une activité ludique mais un univers symbolique.
Avec ou sans dés
Deux manières de jouer aux échecs sont alors pratiquées : avec ou sans dés. Déjà utilisés dans le jeu indien, les dés ont été supprimés par les Perses. L’usage des dés n’a toutefois pas totalement disparu et les Arabes pouvaient parfois jouer leur partie au hasard. Transmis en Occident « avec ou sans dés », le jeu est immédiatement condamné par l’Église comme tous les jeux de hasard, intéressés ou non. Pour s’affranchir de cet opprobre, les aristocrates abandonnent rapidement les dés, privilégiant la réflexion et la stratégie. En 1061, le cardinal Damiani dénonce au pape Alexandre II l’évêque de Florence qu’il a surpris à jouer aux échecs. Pour sa défense, l’évêque fait valoir qu’il joue sans dés, et que seuls les jeux de dés et de hasard sont condamnés. En effet, la législation canonique est ancienne en la matière et ne prend pas en compte les échecs, jeu nouveau au 11e siècle. Il faudra attendre un siècle pour que l’interdiction soit levée et que les échecs soient admis, mais « sans dés, pour le seul amusement et sans espoir de gain ». Dans les tavernes, le jeu des pièces est tiré aux dés et les parties soumises à des enjeux entraînant rixes voire meurtres qui nuirent longtemps au roi des jeux. C’est en renonçant progressivement à l’emploi des dés que le jeu d’échecs acquiert une certaine honorabilité.
Au bénéfice du hasard
Les dés donnent au jeu une saveur spéciale propice à « intéresser » la partie. Un mauvais tirage aux dés et le roi doit bouger. Si les cases autour de lui sont contrôlées par les pièces de l’adversaire, il suffit d’un bon tirage au coup suivant pour que le roi tombe immédiatement. On peut imaginer l’angoisse des joueurs regardant les dés tournoyer. De bons joueurs voient leur belle position s’effondrer sur un coup de dé malheureux. Inversement, de piètres joueurs gagnent partie et argent au seul bénéfice d’un hasard favorable.
Les enjeux, constitués souvent de fortes sommes d’argent, ont longtemps pesé sur la stratégie des échecs. Les combinaisons efficaces, notamment dans les ouvertures, sont privilégiées pour gagner rapidement la partie, plutôt que la beauté du coup. Ainsi le niveau du jeu stagne-t-il relativement durant trois siècles. Avec la Renaissance, toute une littérature échiquéenne fera connaître les problèmes d’échecs aux Occidentaux.
Un univers symbolique
Lorsque les Occidentaux reçoivent le jeu d’échecs de l’Islam, bien des éléments les déroutent : le but même du jeu qui vise à empêcher un roi de se déplacer pour le proclamer « mat » (c’est-à-dire mort), la nature et la marche de certaines pièces, l’opposition des couleurs (pièces rouges contre pièces noires ou vertes), la structure de l’échiquier (soixante-quatre cases, nombre peu symbolique pour la culture occidentale qui aurait sans doute préféré trente-six, qurante-neuf ou soixante-douze cases).
C’est un jeu oriental, né aux Indes, transformé en Perse, remodelé par la civilisation arabe. Mis à part sa parenté symbolique avec l’art militaire, tout ou presque y est étranger aux chrétiens de l’an mille. Pour l’assimiler, ceux-ci doivent donc adapter le jeu à leurs propres codes : renoncer au hasard, transformer les pièces et leur conférer une dimension symbolique. Il faut plus de deux siècles, entre les 11e et 13e siècles, pour qu’une lente acculturation transforme le jeu guerrier en un jeu courtois, bien en adéquation avec les valeurs de la société médiévale.
L’échiquier, miroir du monde
À partir de 1200, le jeu d’échecs se répand dans les villes et les campagnes, gagnant toutes les couches de la société. Dès lors, les ecclésiastiques entreprennent une moralisation des mœurs à travers le jeu d’échecs. Placé sous l’autorité du pape Innocent III, le traité Innocente Moralité est diffusé dans toute l’Europe et relayé par des sermons dans les églises. Il déclare que « le monde ressemble à l’échiquier quadrillé noir et blanc, ces deux couleurs symbolisant les conditions de vie et de mort, de bonté et de péché. Les figurines sont les hommes de ce monde, qui ont une essence commune, occupant les charges et les emplois, et disposant des titres qui leur sont dévolus dans cette vie, réunis par une même destinée malgré leurs conditions respectives différentes ».
Les échecs moralisés
Au début du 14e siècle, le dominicain Jacques de Cessoles compose un livre sur « les mœurs des hommes et les devoirs des nobles à travers le jeu d’échecs », plus connu sous le titre Les Échecs moralisés. Selon lui « l’échiquier représente la ville de Babylone. Il dispose de soixante-quatre cases pour chaque quartier de cette cité, construite selon un plan quadrillé ». Les pions symbolisent les métiers et fonctions administratives qui régissent la ville, devenue prééminente économiquement. Le plateau d’échiquier lui-même ressemblait à une « villeneuve », avec son carroyage, ses murs d’enceintes (la bordure du plateau) et ses quatre tours d’angle… Le jeu d’échecs sert alors de base à l’instruction civique des jeunes aristocrates, qui prennent ainsi connaissance et conscience des différentes catégories sociales de la société médiévale.
Focus
Les échecs moralisés
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Les échecs amoureux
Le jeu d’échecs connaît une autre utilisation didactique, inspirée du Roman de la Rose : ce sont Les Échecs amoureux, traité de mythologie où les divinités antiques offrent l’occasion de commentaires moraux. L’auteur, Évrart de Conty, un médecin lettré de la cour de Charles V, y pratique « l’exégèse symbolique ». Chaque case du plateau porte le nom d’une vertu (Noblesse, Pitié, Jeunesse, Beauté), d’une qualité (Doux regard, Bel accueil, Beau maintien) ou d’un vice (Honte, Fausseté). Une jeune fille s’oppose à un jeune homme : le jeu d’échecs est aussi un théâtre amoureux où tester les pouvoirs réciproques des deux sexes et les capacités de séduction d’autrui.
Le texte en prose des Échecs amoureux développe particulièrement les passages mythologiques. Le jeu d’échecs, censé servir de point de départ et de prétexte à une description éthique du monde, passe quelque peu au second plan. L’idée forte néanmoins demeure, qui fait des échecs un microcosme où se lit l’ordre et le destin de la société. Déjà présente dans la culture perse et arabe des 8e et 9e siècles, cette idée a connu en Occident, jusqu’à l’époque moderne, une vogue considérable.